19 octobre 2011

Polisse

Un film de Maiwenn Le Besco
Avec Karin Viard, Joey Starr, Marina Foïs, Nicolas Duvauchelle, Karole Rocher, Emmanuelle Bercot, Frédéric Pierrot, Jérémie Elkaïm, Maiwenn Le Besco


Foutraque certes, mais furieusement vivant,le nouveau film de Maïwenn prend le spectateur aux tripes. Prix du jury au dernier festival de Cannes.
   

Si l’on a d'emblée envie de dire le plus grand bien de cette Polisse, c’est d'abord pour le culot avec lequel Maïwenn prend à bras le corps un sujet fort, jamais traité au cinéma. Le film vibre tout au long de ses deux heures d'un sentiment d’urgence et de fureur, de ce besoin irrépressible de parler de la brigade de protection des mineurs.


Peau lisse chez les durs à cuire

Mélissa (Maïwenn), photographe jeune et jolie, est mandatée par le ministère de l'intérieur pour réaliser un reportage sur la brigade de protection des mineurs de Paris. Plongée dans le quotidien de ce service, elle découvre les affaires courantes, véritable concentré d'horreurs ordinaires. Elle rencontre aussi et surtout les gars de la brigade, des hommes et des femmes dévoués et tenaces, mordus de leur boulot. Parmi eux, Fred (Joey Starr), un dur à cuire qui succombe aux charmes de notre photographe photogénique.

Laissant les enfants et leurs agresseurs au second plan, Mélissa, derrière l'objectif, Maïwenn, derrière la caméra, traquent les coulisses de la brigade et les modes de (dys-)fonctionnement de cette quasi-cellule familiale. Chaque séquence déborde de gestes, d’indices, de bribes d’informations sur ces simples flics, leur job, leur vie privée, leurs amours, leurs emmerdes… Servis par des acteurs particulièrement énergiques et crédibles, les personnages sont riches d’une vraie profondeur psychologique, laquelle les rend particulièrement attachants. Humour féroce et dialogues ciselés viennent oxygéner les séquences d’interrogatoires où les propos sont souvent crus et les situations poignantes. Jamais tendancieux ou misérabiliste, le film transpire la vie et le réel.

Ceci étant dit, il faut convenir que cette urgence qui anime le film en fixe également la principale limite. La fièvre documentaire débouche sur une logique de panel qui plombe parfois le rythme du film : aucune des grandes typologies d'agressions envers les enfants ne nous sera en effet épargnée. A vouloir tout dire, tout montrer, Maïwenn peine à faire le tri : 150h de rushes, un premier montage de 3h, une version salle resserrée à 2h07 mais, au final, le sentiment d'un trop-plein persiste. A la fois docu-fiction et chronique de tranches de vies, le film court deux lièvres à la fois, avec plus ou moins de réussite.



Caméra embarquée, Maïwenn en liberté

En revanche, le film de Maïwenn fait mouche par sa capacité plus ou moins consciente à questionner les rapports entre cinéma et réel d’une part, documentaire et réalité d’autre part.

La réalisatrice ne cache pas que « de manière générale, un mauvais documentaire [l’]’inspire plus qu’un très bon film ». Précisément, c'est en regardant un documentaire sur la brigade de protection des mineurs que Maïwenn a décidé d'engager ce projet, une fiction certes, mais basée sur des affaires judiciaires toutes véridiques. Lors de l’écriture du scénario, la réalisatrice s’est immergée dans le quotidien de la brigade de protection des mineurs avant d’imposer à tous les acteurs du film un stage de formation avec d'anciens policiers. La trame de Polisse flirte donc ouvertement avec le documentaire. La mise-en-scène également, qui travaille en outre à produire des effets de réel. L’utilisation concomitante de plusieurs caméras numériques offre à Maïwenn une grande souplesse lors du tournage et une extrême mobilité dans les séquences d’action. Par ailleurs, ce matériel léger permet d’être réactif et de capter les moindres ratés ou improvisations des acteurs sur le plateau. Grâce à un montage vif et percutant, nombre de séquences relèvent ainsi d’une quasi-reconstitution documentaire, le spectateur se trouvant immergé dans l’action à la manière d’un journaliste embarqué.

Paradoxalement, ces effets de vérisme produisent la sensation d’un hyperréalisme, d’une construction fictionnelle visible, d’une mise en scène évidente. De fait, Polisse prend souvent les allures d’un véritable film d'action, avec ses courses-poursuites, ses intrigues avortées, ses rebondissements, ses salauds, ses personnages antagonistes... Le choix d'utiliser des acteurs connus pour incarner des héros anonymes renvoie également le spectateur à la fiction, quand le film aurait tendance à s’assimiler à un documentaire. A l’inverse, lors du démantèlement d’un camp de Roms, Maïwenn ne fait pas appel à des figurants mais à de véritables gens du voyage.


Battre et rebattre les cartes, brouiller les pistes. Ces allers-retours entre réel et fiction, scènes écrites ou improvisées, plans voulus ou volés, ne sauraient être théorisés. Mais par les ambiguïtés, les télescopages et les biais qu’ils génèrent, la question du statut de l’image se trouve sans cesse posée. Et le spectateur de s’en débrouiller, tout embarqué qu’il est dans une estafette bleue lancée à pleine vitesse.

Maïwenn n'a pas fait sur la police le film qu'on pouvait attendre d'elle et c’est plutôt bien ainsi. Si son projet n’est pas pleinement maitrisé, force est de reconnaître ici une énergie vitale et une fureur qui sont tout à la fois les principaux atouts et les limites du cinéma de Maïwenn. Définitivement foutraque, parfois naïf et un rien narcissique, Polisse dérange, bouscule, énerve, transporte. En ce sens, il possède pleinement cette marque de fabrique des films d'auteur : la politesse de surprendre.


04 octobre 2011

Diamants sur canapé : 50 ans, et pas une ride !

Réalisé par Blake Edwards
Avec Audrey Hepburn, George Peppard, Patricia Neal


Cinquante ans après sa sortie en salle, Diamants sur canapé n’a rien perdu de son charme, subtile alchimie entre romance et satire sociale.

Holly Golightly vit un petit appartement au cœur de Manhattan avec "Chat", son chat. En attendant de mettre le grappin sur un grisonnant millionnaire, elle vivote des largesses de gogos fortunés prêts à se laisser dépouiller pour obtenir les faveurs de notre demi-mondaine. La petite entreprise de la divine Holly se dérègle avec l'arrivée de son nouveau voisin, Paul Varjak, auteur en devenir, et gigolo en attendant. Quand le coeur s'en mêle, la raison s'emmèle : la fille aux mœurs légères tombe dans les bras du play-boy du dessus.

Généalogie d'un succès

Il est des films si ensorcelants qu’ils s'offrent comme des évidences. C’était écrit : Peppard-Hepburn-Edwards, ce trio gagnant était taillé pour Diamants sur Canapé. Et pourtant, il faillit en être tout autrement…

Au commencement était Truman Capote. En cédant à la Paramount, les droits de sa nouvelle à succès Breakfast at Tiffany's, l'auteur fit savoir qu'il comptait bien incarner à l'écran le rôle de Paul Varjak. Le studio lui préféra Steeve McQueen avant d’arrêter finalement son choix sur George Peppard. Pour le rôle d'Holly, les noms fusent : la Paramount songe d'abord à Marilyn Monroe puis Liz Taylor, avant que le rôle ne soit fort heureusement confié à Audrey Hepburn. Evincé du casting, Capote n'aura de cesse de critiquer le projet.

Pour la réalisation, c'est John Frankheimer qui est pressenti avant que Blake Edwards ne reçoive au final les faveurs de la Paramount. En 1961, le réalisateur d'Opération jupons n’est plus un anonyme à Hollywood mais c'est bel et bien Diamants sur canapé qui va le révéler au monde entier.


« There was once a very lovely, very frightened girl »

« Il était une fois... » : ainsi débute la nouvelle que Paul Varjak rédige en s'inspirant de la trépidante vie de sa voisine du dessous. Cette formule rituelle des contes de fée s'applique à merveille au film de Blake Edwards, lequel ne s'encombre pas de réalisme.

« Il était une fois » donc une femme fragile et sans le sous, à la quête d'un prince charmant. Elle le rencontre par hasard, le repousse et finalement l'épouse : la trame de Diamants sur canapé suit à la lettre celle d'un conte. D'ailleurs, le film prend des libertés avec la nouvelle de Truman Capote afin d'offrir un dénouement heureux à l'intrigue: alors que Holly Golightly s'apprête à sauter dans un avion pour le Brésil, Paul Varjak rattrape sa belle et lui avoue son amour. Ils s'enlacent, ils s'embrassent. Des trombes d'eau s'écrasent sur la ville : Happy end, rideau. Ici s'écrit le mythe du film, joyau d’élégance, quintessence du chic, magnifique bluette avec pour toile de fond un New-York qui n'a même jamais existé.

Le glamour du casting, la sophistication des costumes, la précision de la trame narrative : Diamants sur canapé diluerait-il le ton acerbe et satirique de la nouvelle de Capote dans un déballage de joliesses ? Un reproche courant fait au film. Trop lisse et trop policé ? Sûrement pas. Quant au genre mineur de la comédie romantique, il flirte ici avec une petite forme de perfection.


Romantisme et burlesque

Ce serait bien mal jugé Blake Edwards que de réduire son film à une comédie romantique, aussi brillante soit-elle. Diamants sur canapé recèle en effet de nombreux instantanés burlesques qui, sans trahir l’esprit de Capote, en proposent une relecture ciné-compatible avec le style du réalisateur.

Si les intermèdes avec Mickey Rooney s'intègrent assez mal au récit, le film conjugue, le plus souvent avec bonheur, romantisme et burlesque. Une boîte au lettre transformée en cabinet de toilette, l’arrosage des fleurs au whisky, ou encore un porte cigarette d’une longueur extravagante : Blake Edwards dissémine çà et là de désopilants détails et de petits gags qui viennent rehausser le ton de la comédie et la tirent vers la satire.

A bien des égards, la soirée mondaine dans l’étroit appartement d’Holly annonce déjà le bijou burlesque que sera The Party. La séquence est admirable tant par la maîtrise du tempo et la fluidité visuelle dont fait preuve ici Blake Edwards que par le portrait au vitriol d’une assemblée de pique-assiettes. Un véritable moment d’anthologie.


Holly/Lula : « En être, ou ne pas être »

Outre ses qualités plastiques évidentes, ce qui frappe aujourd’hui à la vision de Diamants sur canapé c’est à quel point Blake Edwards a su capter son époque et une société aux prises avec un nouveau mode de vie consumériste.

Au tournant des années 50 et 60 émerge, dans les grandes villes, une classe aisée se piquant d'être cultivée. A travers Holly Golightly et son entourage caricatural, Blake Edwards croque une génération de nouveaux urbains, faisant grand cas de la mode et du paraître. Au milieu de la masse des anonymes, il faut « en être ou ne pas être » : voici donc le dilemme existentiel de la jeune Lula Mae qui, sous les apparences d'Holly Golightly, dissimule bien mal ses origines modestes et paysannes.

Dans Victor Victoria, Edwards filmera une héroïne devenant héros, une femme métamorphosée en homme. Ici, le travestissement joue déjà à plein mais sous une forme différente : il ne s'agit pas de changer de sexe mais de changer de nom et de garde-robe pour duper le grand monde et se faire une place de choix dans une société d’apparence et d’artifice. Cette thématique du passager clandestin et du règne des faux-semblants n’est pas nouvelle et donnera d'autres succès du grand écran : My fair Lady, réalisé en 1964 par George Cukor, avec Audrey Hepburn dans le rôle d’Eliza Doolittle, nous raconte peu ou prou cette même quête d'ascension sociale. Toutefois, dans le contexte d’émergence d’une société de consommation, le thème du masque prend ici une acuité et une résonnance toutes particulières.


Rance romance

L’incroyable tour de force de Blake Edwards repose sans aucun doute dans la malice avec laquelle le réalisateur fait peser tout le potentiel polémique du film sur Holly et Paul, héros supposés tout au contraire inspirer la sympathie du spectateur. Tricheuse et menteuse, la reine des marginales est certes un petit animal fragile ; elle n’en demeure pas moins une manipulatrice froide et calculatrice, préférant, jusqu’aux derniers instants du film, le ranch d’un riche mexicain à l’amour d’un homme sincère. Holly est aussi et encore cette jeune fille naïve et sotte, une inculte qui trouve les bibliothèques bien rébarbatives en comparaison des clinquantes vitrines de Tiffany’s.

Si l’amitié puis l’amour pourra naître entre Paul et Holly, c’est que tous deux ne sont pas dupes de leur petit jeu. Ils savent parfaitement ce qu’ils sont l’un et l’autre : des imposteurs. Cette mise à nue intervient dès la première rencontre : sa cliente venant juste de partir, Paul Varjak, en tenue d’Adam, est étendu dans son lit. Vêtu d’un simple peignoir, Holly se glisse dans la chambre du gigolo, venant chercher un peu calme, un galant éconduit tambourinant à l’étage du dessous. Comme leur métier l’impose, Holly et Paul coucheront ensemble dès le premier soir, en tout bien tout honneur certes, mais leurs corps enlacés dans le même lit : comme il est malaisé de perdre ses habitudes ! « We are friends, that’s all » : ainsi Holly résume-t-elle son rapport à Paul, le rebaptisant au passage du prénom de son petit frère. 
Plus tard, lorsque le couple va se détendre dans une boîte de strip-tease, il porte un jugement sur le physique et le « talent » des jeunes effeuilleuses : les critiques fusent sans que les deux compères ne prennent conscience qu’ils exercent le même métier et que leur condition n’est guère plus enviable. Voir encore cette brillante scène liminaire où Holly contemple la devanture de Tiffany’s. Filmant Audrey Hepburn depuis l’intérieur de la boutique, Blake Edwards montre avec maestria que la jeune fille reste en-dehors de l’univers qu’elle idéalise. Mieux, ce plan donne au spectateur l’impression que c’est Holly elle-même qui est mise en vitrine.


Lamentable destinée que celle d’une croqueuse de diamants qui arrive chez Tiffany’s en taxi mais rentre chez elle à pieds, faute de cash en poche. Avec ses strass en guise de diamants, ses diadèmes extravagants et ses robes de princesse, Holly est un pathétique produit de consommation forgé par une société consumériste. En ce sens, Paul et Holly ont bien raison de porter des masques de déguisements lors de leur journée « où l’on réalise ce qu’on avait jamais entrepris avant » : le masque, voilà bien le seul accessoire qu’ils ne laissent jamais tomber, quelle que soit la situation.

Au sortir du film, en semblant renaître à elle-même, notre pretty woman se retrouve sur le trottoir : chevelure trempée, maquillage défait, Holly Golightly redevient Lula Mae au beau milieu d’une ruelle encombrée de poubelles et de détritus. Le carrosse est redevenu citrouille, les apparences se sont fracassées contre la réalité. De la 5ème avenue ensoleillée aux bas-fonds de New York un soir de pluie, la dégringolade est sévère. Holly était jadis une femme entretenue et malheureuse. Lula sera-telle une épouse pauvre et heureuse ? Le happy end prend un tour plus amer qu’il n’y paraissait.



Les diamants sont éternels.
Lors de sa sortie en 1961, Diamants sur canapé reçoit majoritairement les faveurs de la critique et le public se déplace en masse. L’incroyable performance d’Audrey Hepburn fait le reste : à peine dans les salles, le film a déjà l'allure d'un classique. Aujourd’hui encore, une fascination troublante opère à chaque vision. Appelons cela la grâce, la magie du cinéma ou, plus simplement, un heureux hasard.
Si Diamants sur Canapé n’est pas un film majeur de Blake Edwards, la postérité l’a pourtant hissé au rang de véritable classique. L’affection que le public lui porte aujourd’hui encore doit sans doute beaucoup à la grande justesse avec laquelle le réalisateur a su capter cette quête du bonheur de citadins déboussolés, ce dilemme entre apparences et réalité, cette course effrénée vers la réussite. Dans cette chronique d’anonymes noyés au cœur d’une cité qui ne dort jamais, l’on trouve déjà le terreau du cinéma de Woody Allen.

Un instantané inoubliable, enfin : New-York, 5ème avenue, à l’aube. Une silhouette élancée et hautement sophistiquée sort d’un taxi: Holly vient petit-déjeuner devant les vitrines du joaillier Tiffany’s. Contempler des bijoux, voilà le remède pour chasser ses papillons et ces satanés jours « when you've got the mean reds ». Portée par l'ennivrante mélodie Moon river*, cette scène d'ouverture concentre avec brio tous les enjeux de l’intrigue et transpire de ce charme indéfinissable propre au film de Blake Edwards. Un pur instant de cinéma. En 2005, dans Rois et Reine, Arnaud Desplechin s’empare de cette séquence mythique pour la transposer dans un Paris du début du XXIème siècle. Blake Edwards n’aurait sans doute pas imaginé que son film connaîtrait une telle postérité.
Quant au visage d’Holly Golightly, alias Audrey Hepburn, on le retrouve aujourd’hui encore décliné sur mille et un objets de design, du briquet à la tasse à café, en passant par le paravent ou l’horloge. Une preuve de plus de l’empreinte esthétique durable du film dans l’imaginaire collectif. « Cette Hepburn va complètement démoder la poitrine » lançait Billy Wilder en 1961, lors de la sortie du film : il avait raison, une fois de plus.

 
* Avec cette mélodie entêtante et légère, Henry Mancini rafle les Oscars de « meilleure musique » et de « meilleure chanson » en 1961.



14 septembre 2011

La Fée

Un film de Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy
Avec Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma 


Présentée sur la croisette en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, La Fée ne manque pas de charmes mais, hélas, n'exauce pas tous nos souhaits.

Troisième film du trio Abel-Gordon-Romy, La Fée met en scène Dom et Fiona, personnages hauts en couleur déjà rencontrés dans L'Iceberg (où ils se séparaient) puis dans Rumba (où la vie les mettait à rude épreuve). Cette fois, place aux origines, à la naissance du couple : le film s'ouvre sur le coup de foudre de Dom, veilleur de nuit dans un hôtel, pour une cliente pour le moins particulière, la fée Fiona.

Dès ses premiers instants, La Fée renoue avec la beauté plastique et la magie poétique de L'Iceberg et de Rumba. Cette agréable sensation de retrouver de vieux amis ne s'explique pas uniquement par la permanence des personnages et des séquences dansées ou par le recours à des effets spéciaux bricolés empruntés à Méliès. Ce sentiment si délicieux de familiarité naît d'abord d'une esthétique singulière et d'un imaginaire clownesque inimitable qui ont fait la marque de fabrique du trio Abel-Gordon-Romy. Le corps des acteurs reste aujourd'hui comme hier le coeur et l'âme de chaque séquence : la quasi-absence de dialogue tout d'abord concentre l'intérêt sur les mouvements des corps ; le minimalisme des décors, ensuite, laisse le champ libre aux acteurs pour se mouvoir ; le parti-pris récurrent du plan fixe, enfin, vient sublimer les performances physiques d'Abel et Gordon. Ce cinéma, à l'évidence pétri par l'imaginaire visuel et le passé commun de scène des deux artistes, exhibe les maladresses et l'inadaptation au monde des personnages et, à travers eux, les déboires du simple quidam dans sa quête quotidienne du bonheur.




L'ancrage du film dans une géographie précise et une temporalité contemporaine constitue une évolution majeure par rapport à L'Iceberg et Rumba qui avaient pour toile de fond un cadre rural chamarré, à l'écart des temps modernes. En ce sens, bien que conte de fée (avec son château métaphorique, son prince, ses voeux, et son cortège de topoï...), le film, qui se déroule au Havre, semble se prémunir contre le risque qui le menace en premier lieu, celui de n'être qu'une simple bleuette, vintage au mieux, ringarde au pire.

Chassez le passé, il revient au galop : La Fée lorgne souvent vers Jacques Tati, Buster Keaton, et même Charlie Chaplin. L'on pense également à Jacques Demy pour le talent avec lequel un ville de province se trouve ici ré-enchantée par le cinéma. Ces références cinématographiques écrasantes soulignent ainsi la belle ambition des réalisateurs tout autant que les limites de leur projet.

La faiblesse du cinéma de Dominique Abel et Fiona Gordon perdure dans leur incapacité à conjuguer leurs numéros clownesques avec les données fondamentales du septième art, lequel repose sur des histoires, des situations et des psychologies appelées à évoluer et à se développer. Il manque à cette Fée un scénario bien ficelé, ou tout au moins un fil d'Ariane. L'attention extrême portée à la réussite intrinsèque de chaque numéro n'a d'égal que l'absence criante d'une construction d'ensemble. La Fée n'échappe donc pas à cette impression de film à sketches qui plombait déjà L'Iceberg et Rumba. Juxtaposant des scènes inégales, le film peine à tenir en haleine sur toute sa durée. Et, ce qui eût été un formidable moyen métrage se trouve étiré en un long métrage sympathique mais un tantinet bancal.



Impossible pour autant de balayer d'un simple revers de main ce film inabouti : le trio Abel-Gordon-Romy possède un univers attachant et singulier sans équivalent dans le panorama du cinéma mondial actuel. Et, si cette Fée laisse au spectateur un sentiment d'inachevé, elle offre, dans ses meilleurs moments, un avant-goût du grand film qui pourrait tôt ou tard naître de ce trio enchanteur.

24 août 2011

Sortie DVD : Paris brûle-t-il ? de René Clément

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma

Quarante-cinq ans après son succès en salles, la fresque historique "Paris brûle-t-il ?" paraît en DVD : l'occasion privilégiée de redécouvrir ce film sous-estimé et de rendre hommage à un réalisateur aujourd'hui encore boudé par la critique.   

30 stars françaises, 20 000 figurants, 400 techniciens, 100 chars remis en état, 178 lieux de tournage : ainsi que l'impose le genre de la « fresque historique surproduite », la légende de Paris brûle-t-il ? s'est écrite à grand renfort de chiffres. Adaptation pour l'écran du best-seller de Dominique Lapierre et Larry Collins, cette co-production franco-américaine prétendait renouveler en 1966 l'exploit et le succès planétaire rencontrés quelques années auparavant par Le Jour le plus long. La débauche de moyens au service du projet aurait pu écraser le style du réalisateur René Clément ; il n'en est rien. Si le film n'est pas sans défaut (le premier d'entre eux résidant dans sa durée absolument démesurée), Paris brûle-t-il ? impressionne aujourd’hui encore par sa dramaturgie, sa justesse de ton et sa capacité à ne pas perdre le spectateur malgré une forêt d’enjeux, de personnages et d’intrigues parallèles.

Le choix du noir et blanc et le traitement quasi-documentaire des séquences de combat de rue tranchent de façon radicale avec les images léchés et glacées qui sont habituellement le lot de ce type de production. D’où ce sentiment si particulier d’être plongé au cœur de l’action et plus encore, au cœur de l’Histoire en train de s’écrire. L'ingénieux scénario de Francis Ford Coppola et Gore Vidal n’est pas étranger à cette réussite, mariant brillamment scènes de la grande Histoire et petites histoires d'héros anonymes. En outre, René Clément tire d’efficaces effets de suspens et d’émotion du recours au montage parallèle. Par son rythme plus soutenu et ses gigantesques scènes de liesse, c’est la seconde partie du film qui convainc réellement et emporte l’adhésion du spectateur : René Clément y exalte avec force et panache les beautés de Paris et le pouvoir des masses. Un mot encore sur la musique efficace et entêtante de Jean-Michel Jarre : ponctuant tout le film, la mélodie « Paris en colère » gronde, se cherche, résonne çà et là en variations diverses avant d'exploser, dans les derniers instants du film, dans une vibrante version orchestrale.

Incroyable et pourtant véridique : jamais jusqu'alors ce monument du cinéma mondial n'avait été édité en DVD sur le marché français. C'est dire la défiance tenace de la critique hexagonale à l'égard de l'œuvre de René Clément en général, et de ce film en particulier. Malgré ses 2 oscars et plus de 45 récompenses internationales, René Clément souffre durablement du profond dédain que lui porta jadis une partie de la Nouvelle Vague.

Cette somptueuse édition DVD annoncerait-elle la fin du purgatoire pour le cinéaste ? Outre le film, plus de 3 heures de boni sont rassemblés ici, qui abordent Paris brûle-t-il ? sous deux axes complémentaires, sa valeur historique d’abord, sa valeur artistique ensuite. Les nombreux témoignages d'historiens, de conservateurs et de membres de l'équipe du tournage s'avèrent aussi passionnants que riches d'enseignements. Ils documentent avec précision le contexte de réalisation du film et le replacent dans l’œuvre de René Clément. L’on ne peut que louer le travail d’édition engagé ici, qui permet de rappeler, s'il était encore besoin, que Paris brûle-t-il ? mérite mieux que la moue convenue qui accompagne souvent l'évocation de son titre. A quand une réédition de l’ensemble des films de René Clément dans des copies restaurées et agrémentées de boni ?

03 août 2011

Killing Bono

Un film de Nick Hamm
Avec Ben Barnes, Robert Sheehan, Pete Postlethwaite, Martin McCann

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma

Un titre percutant et un pitch accrocheur n'ont jamais fait un film : circulez, y' a rien à voir.

  
Dublin, 1976. Le jeune Neil McCormick, petit musicien de rien, rêve de devenir le plus grand chanteur rock de tous les temps. Tandis qu'il fonde avec son frère les Shook Up, son vieux copain de lycée, un certain Bono, crée un petit groupe rock au nom ridicule : U2. La suite, on la connaît : la chanson « Bloody Sunday » fait rapidement le tour du monde, quand Neil McCormick continue à faire les cent pas dans son appartement, dans l'attente de la renommée.

Basé sur une histoire vraie, le point de départ de Killing Bono a tout pour plaire : après Ray, La Môme, Gainsbourg (vie héroïque) et tant d'autres films sur des stars de la chanson, quoi de plus séduisant que d'envisager le biopic d'un illustre inconnu ?

Hélas, le film, interminable au regard de ce qu'il a à nous raconter (près de deux heures), aligne les scènes sans que l'on sache exactement « c'est quand qu'on va où ». Entre biopic, comédie adolescente et film musical, le réalisateur ne choisit jamais sa voie, laissant le film en rade au milieu d'un océan d'indécision. La mise en image des concerts est d'un ennui clinique : ça manque de rythme, de peps et d'audace. Quant à la tentative de montrer les changements esthétiques des décennies 70, 80 et 90, là encore, le résultat est léger-léger. La scène du concert dans une salle miteuse ? Déjà vue dans les Blues Brothers et c'était bien plus drôle. Dublin dans les années 70 ? Déjà vu dans The Commitments et c'était moins mauvais. Les débuts d'un groupe ? Déjà vu dans Hard Day's Night, et au moins la bande son était potable. Car, disons-le tout net : dans Killing Bono, exit la musique de U2 dont le spectateur n'entendra en tout et pour tout qu'une bribe de la chanson « I still haven't find what I'm looking for ». Pour le reste, il faut donc endurer les compositions de notre génial inconnu, lesquelles n'étaient pas restées dans l'oubli pour rien. En un mot, pas de consolation auditive à la désolation visuelle.


En outre, suivre la vie d'un inconnu n'a rien de très palpitant dans le cas présent car Neil et son frère sont ici de simples marionnettes dont les déboires et les désillusions sont utilisés comme des ressorts comiques. C'est peu dire que le trait est forcé. Les personnages sont de telles caricatures qu'on se moque éperdument de savoir ce qu'ils vont devenir ; pire, l'entêtement aveugle et l'auto-satisfaction imbécile de Neil le rendent tout simplement antipathique. On voudrait le chasser de l'écran et troquer l'élève pour le maître, hélas omni-absent de l'écran.

D'ici à ce que le film utilise Bono comme produit d'appel afin de nous re-fourguer des chansons que personne n'a jamais voulu écouter depuis trente ans, il n'y a qu'un pas, qui est d'ores et déjà franchi : qu'on se le dise, la bande originale du film est disponible chez tous les disquaires. Comme si ce musicien raté espérait enfin accéder à la notoriété en donnant en pâture sa destinée pathétique. À l'image de la musique de McCormick qui n'est qu'une pâle copie de celle de U2, le film n'est qu'une vaste arnaque, une imposture totale. Quel ennui ! Ecouter un album de U2 ou revoir les Blues Brothers : au beau milieu de l'été, il y a mille choses de mieux à faire que d'aller voir Killing Bono.