09 avril 2010

Baisers volés : initiations amoureuses


Article rédigé dans le cadre du cycle "Initiations amoureuses" du Ciné-Club de Sciences-Po. Publication à retrouver dans la revue Cine qua Non d'avril 2010.


Après le succès public des 400 coups et la sortie plus confidentielle d’Antoine et Colette, Baisers volés est le troisième des cinq films que François Truffaut consacre au personnage d'Antoine Doinel. Nous retrouvons ici notre héros à l'âge de raison. De petits boulots en amours éphémères, le jeune Doinel entame dans Baisers Volés ce que l'on serait bien en peine d'appeler sa « vie d'homme ».

On a beaucoup dit du troisième volet de la saga Doinel qu'il était un roman d'apprentissage. A juste titre : le film ne met en scène, pour ainsi dire, qu’une succession de premières fois. Des expériences multiples faites de tentatives avortées, d'emplois à la petite semaine, d'amours sans lendemain. Le scénario, en apparence décousu, est un enchaînement jubilatoire de péripéties improbables et de sketches burlesques : gardien de nuit puis détective privé, vendeur de chaussures et finalement réparateur de téléviseur, Antoine passe d’un emploi à l'autre au gré des hasards, des rencontres, ... et des renvois.

C'est que le jeune Doinel, inconstant et anticonformiste, ne cesse d'échouer dans sa tentative d'intégrer le monde des adultes. Il n’est pas donné à tout un chacun de ressembler à Monsieur Tout-le-monde ! L'inadaptation du personnage s'illustre notamment par ses échecs professionnels répétés. Lorsque le détective Doinel engage sa première filature, il se fait immédiatement repéré par sa cible, incapable qu’il est de se noyer dans la masse. Et, quand notre héros enquêtera pour le compte de M. Tabard, petit commerçant poujadiste, il finira par coucher avec sa femme. Vraiment, Antoine n'entend rien aux règles de la déontologie, de même qu'il méconnaît celles de l’amour. Notre héros n’en perd pas pour autant son enthousiasme, se précipitant, à corps perdu, d'une aventure à l'autre : plusieurs séquences montrent Antoine en pleine course dans les rues de Paris, naviguant entre voitures et piétons.

Pourtant, si le jeune Doinel nous divertit par son inexpérience et son inadaptation, le film regarde toujours son héros avec bienveillance et nostalgie. La dimension romantique du personnage de Doinel est évidente: jeune homme inexpérimenté et sans le sous, un brin rêveur et poète à ses heures, Antoine semble tout droit sorti d'un roman balzacien. Au début du film, heureux hasard, notre héros lit d'ailleurs Le Lys dans la vallée. En outre, le décor du film est celui d'un Paris de carte postale où la Tour Eiffel apparaît au coin de chaque rue et où les étroites fenêtres des chambres de bonnes offrent immanquablement une vue sur le Sacré-Coeur. « Que reste-t-il de nos amours? » : cette chanson de Charles Trénet qui accompagne l'ouverture de Baisers volés semble jouer comme une clé pour la compréhension du film. Cet air ressuscite en effet pour un instant une période révolue, celle d'une jeunesse insouciante et indécise. Et, c'est précisément cette ère passagère des amours volages que met en scène François Truffaut. Baisers volés narre, non sans une pointe de nostalgie, les débuts dans la vie d'adulte d'un éternel adolescent. D'où cette légèreté extrême du film et sa joyeuse spontanéité, nourrie d’improvisation.

Les aventures picaresques d’Antoine débouchent pourtant sur un enseignement véritable. Baisers volés relève en effet tout autant du roman d'apprentissage que d'une éducation sentimentale. Chacune des femmes que rencontre Antoine lui enseigne quelque chose des rudiments de l'amour et des fondamentaux de la vie de couple. Si Christine Darbon semble promise à Antoine dès les premières scènes de Baisers volés, notre jeune héros ira par deux fois trouver réconfort dans les bras d’une prostituée, couchera avec une femme mariée, croisera le chemin de son « ex » puis emboîtera le pas à une (très) grande blonde... Réelles ou fantasmées, fidèles ou adultères, les femmes sont partout dans Baisers volés, de même que les incarnations de l’amour et de ses complications : une jeune fille harcelée par son collègue, un mari trompé, une épouse volage....


Dans ce qui reste sans doute la scène la plus fameuse du film, Antoine, tiraillé entre son affection pour Christine et sa passion pour Mme Tabard, se surprend à répéter le nom de l’une et l’autre, face à la glace : « Christine Darbon… Fabienne Tabard… ». A la manière d’un exercice de prononciation, notre héros fait ses gammes amoureuses avant de se nommer lui-même, à plusieurs reprises : « Antoine Doinel, Antoine Doinel… ». Ne sachant dire qui il aime, notre héros peine à savoir qui il est. Déboussolé, il est à ce point troublé qu’il donnera du « Monsieur » à Madame Tabard au moment où celle-ci succombera à ses charmes.

Au sortir du film, Antoine et Christine concrétisent leur union à la faveur d’un hasard provoqué : la jeune fille a saboté son téléviseur pour faire venir chez elle Antoine, devenu réparateur. Faisant preuve d’une conscience professionnelle qui lui fait pourtant si souvent défaut, le jeune Doinel veille à mettre en route son compteur de facturation avant d’aller rejoindre Christine au lit... Le lendemain, dans un parc, un inconnu surgit devant le couple et déclare sa flamme à Christine, laquelle conclut : « il est complètement fou ce type-là». La jeune femme rejette ainsi un soupirant passionné pour lui préférer Antoine, un homme qu’elle espère plus constant. Pourtant, au jeu des amants modèles, Antoine Doinel fait figure d'imposteur, se jetant dans les bras de Christine par accident plus que par choix. Une scène finale magistrale qui porte déjà en germe les déboires futurs d’Antoine Doinel, tels que Truffaut les filmera dans Domicile conjugale et L’Amour en fuite.