19 octobre 2011

Polisse

Un film de Maiwenn Le Besco
Avec Karin Viard, Joey Starr, Marina Foïs, Nicolas Duvauchelle, Karole Rocher, Emmanuelle Bercot, Frédéric Pierrot, Jérémie Elkaïm, Maiwenn Le Besco


Foutraque certes, mais furieusement vivant,le nouveau film de Maïwenn prend le spectateur aux tripes. Prix du jury au dernier festival de Cannes.
   

Si l’on a d'emblée envie de dire le plus grand bien de cette Polisse, c’est d'abord pour le culot avec lequel Maïwenn prend à bras le corps un sujet fort, jamais traité au cinéma. Le film vibre tout au long de ses deux heures d'un sentiment d’urgence et de fureur, de ce besoin irrépressible de parler de la brigade de protection des mineurs.


Peau lisse chez les durs à cuire

Mélissa (Maïwenn), photographe jeune et jolie, est mandatée par le ministère de l'intérieur pour réaliser un reportage sur la brigade de protection des mineurs de Paris. Plongée dans le quotidien de ce service, elle découvre les affaires courantes, véritable concentré d'horreurs ordinaires. Elle rencontre aussi et surtout les gars de la brigade, des hommes et des femmes dévoués et tenaces, mordus de leur boulot. Parmi eux, Fred (Joey Starr), un dur à cuire qui succombe aux charmes de notre photographe photogénique.

Laissant les enfants et leurs agresseurs au second plan, Mélissa, derrière l'objectif, Maïwenn, derrière la caméra, traquent les coulisses de la brigade et les modes de (dys-)fonctionnement de cette quasi-cellule familiale. Chaque séquence déborde de gestes, d’indices, de bribes d’informations sur ces simples flics, leur job, leur vie privée, leurs amours, leurs emmerdes… Servis par des acteurs particulièrement énergiques et crédibles, les personnages sont riches d’une vraie profondeur psychologique, laquelle les rend particulièrement attachants. Humour féroce et dialogues ciselés viennent oxygéner les séquences d’interrogatoires où les propos sont souvent crus et les situations poignantes. Jamais tendancieux ou misérabiliste, le film transpire la vie et le réel.

Ceci étant dit, il faut convenir que cette urgence qui anime le film en fixe également la principale limite. La fièvre documentaire débouche sur une logique de panel qui plombe parfois le rythme du film : aucune des grandes typologies d'agressions envers les enfants ne nous sera en effet épargnée. A vouloir tout dire, tout montrer, Maïwenn peine à faire le tri : 150h de rushes, un premier montage de 3h, une version salle resserrée à 2h07 mais, au final, le sentiment d'un trop-plein persiste. A la fois docu-fiction et chronique de tranches de vies, le film court deux lièvres à la fois, avec plus ou moins de réussite.



Caméra embarquée, Maïwenn en liberté

En revanche, le film de Maïwenn fait mouche par sa capacité plus ou moins consciente à questionner les rapports entre cinéma et réel d’une part, documentaire et réalité d’autre part.

La réalisatrice ne cache pas que « de manière générale, un mauvais documentaire [l’]’inspire plus qu’un très bon film ». Précisément, c'est en regardant un documentaire sur la brigade de protection des mineurs que Maïwenn a décidé d'engager ce projet, une fiction certes, mais basée sur des affaires judiciaires toutes véridiques. Lors de l’écriture du scénario, la réalisatrice s’est immergée dans le quotidien de la brigade de protection des mineurs avant d’imposer à tous les acteurs du film un stage de formation avec d'anciens policiers. La trame de Polisse flirte donc ouvertement avec le documentaire. La mise-en-scène également, qui travaille en outre à produire des effets de réel. L’utilisation concomitante de plusieurs caméras numériques offre à Maïwenn une grande souplesse lors du tournage et une extrême mobilité dans les séquences d’action. Par ailleurs, ce matériel léger permet d’être réactif et de capter les moindres ratés ou improvisations des acteurs sur le plateau. Grâce à un montage vif et percutant, nombre de séquences relèvent ainsi d’une quasi-reconstitution documentaire, le spectateur se trouvant immergé dans l’action à la manière d’un journaliste embarqué.

Paradoxalement, ces effets de vérisme produisent la sensation d’un hyperréalisme, d’une construction fictionnelle visible, d’une mise en scène évidente. De fait, Polisse prend souvent les allures d’un véritable film d'action, avec ses courses-poursuites, ses intrigues avortées, ses rebondissements, ses salauds, ses personnages antagonistes... Le choix d'utiliser des acteurs connus pour incarner des héros anonymes renvoie également le spectateur à la fiction, quand le film aurait tendance à s’assimiler à un documentaire. A l’inverse, lors du démantèlement d’un camp de Roms, Maïwenn ne fait pas appel à des figurants mais à de véritables gens du voyage.


Battre et rebattre les cartes, brouiller les pistes. Ces allers-retours entre réel et fiction, scènes écrites ou improvisées, plans voulus ou volés, ne sauraient être théorisés. Mais par les ambiguïtés, les télescopages et les biais qu’ils génèrent, la question du statut de l’image se trouve sans cesse posée. Et le spectateur de s’en débrouiller, tout embarqué qu’il est dans une estafette bleue lancée à pleine vitesse.

Maïwenn n'a pas fait sur la police le film qu'on pouvait attendre d'elle et c’est plutôt bien ainsi. Si son projet n’est pas pleinement maitrisé, force est de reconnaître ici une énergie vitale et une fureur qui sont tout à la fois les principaux atouts et les limites du cinéma de Maïwenn. Définitivement foutraque, parfois naïf et un rien narcissique, Polisse dérange, bouscule, énerve, transporte. En ce sens, il possède pleinement cette marque de fabrique des films d'auteur : la politesse de surprendre.


04 octobre 2011

Diamants sur canapé : 50 ans, et pas une ride !

Réalisé par Blake Edwards
Avec Audrey Hepburn, George Peppard, Patricia Neal


Cinquante ans après sa sortie en salle, Diamants sur canapé n’a rien perdu de son charme, subtile alchimie entre romance et satire sociale.

Holly Golightly vit un petit appartement au cœur de Manhattan avec "Chat", son chat. En attendant de mettre le grappin sur un grisonnant millionnaire, elle vivote des largesses de gogos fortunés prêts à se laisser dépouiller pour obtenir les faveurs de notre demi-mondaine. La petite entreprise de la divine Holly se dérègle avec l'arrivée de son nouveau voisin, Paul Varjak, auteur en devenir, et gigolo en attendant. Quand le coeur s'en mêle, la raison s'emmèle : la fille aux mœurs légères tombe dans les bras du play-boy du dessus.

Généalogie d'un succès

Il est des films si ensorcelants qu’ils s'offrent comme des évidences. C’était écrit : Peppard-Hepburn-Edwards, ce trio gagnant était taillé pour Diamants sur Canapé. Et pourtant, il faillit en être tout autrement…

Au commencement était Truman Capote. En cédant à la Paramount, les droits de sa nouvelle à succès Breakfast at Tiffany's, l'auteur fit savoir qu'il comptait bien incarner à l'écran le rôle de Paul Varjak. Le studio lui préféra Steeve McQueen avant d’arrêter finalement son choix sur George Peppard. Pour le rôle d'Holly, les noms fusent : la Paramount songe d'abord à Marilyn Monroe puis Liz Taylor, avant que le rôle ne soit fort heureusement confié à Audrey Hepburn. Evincé du casting, Capote n'aura de cesse de critiquer le projet.

Pour la réalisation, c'est John Frankheimer qui est pressenti avant que Blake Edwards ne reçoive au final les faveurs de la Paramount. En 1961, le réalisateur d'Opération jupons n’est plus un anonyme à Hollywood mais c'est bel et bien Diamants sur canapé qui va le révéler au monde entier.


« There was once a very lovely, very frightened girl »

« Il était une fois... » : ainsi débute la nouvelle que Paul Varjak rédige en s'inspirant de la trépidante vie de sa voisine du dessous. Cette formule rituelle des contes de fée s'applique à merveille au film de Blake Edwards, lequel ne s'encombre pas de réalisme.

« Il était une fois » donc une femme fragile et sans le sous, à la quête d'un prince charmant. Elle le rencontre par hasard, le repousse et finalement l'épouse : la trame de Diamants sur canapé suit à la lettre celle d'un conte. D'ailleurs, le film prend des libertés avec la nouvelle de Truman Capote afin d'offrir un dénouement heureux à l'intrigue: alors que Holly Golightly s'apprête à sauter dans un avion pour le Brésil, Paul Varjak rattrape sa belle et lui avoue son amour. Ils s'enlacent, ils s'embrassent. Des trombes d'eau s'écrasent sur la ville : Happy end, rideau. Ici s'écrit le mythe du film, joyau d’élégance, quintessence du chic, magnifique bluette avec pour toile de fond un New-York qui n'a même jamais existé.

Le glamour du casting, la sophistication des costumes, la précision de la trame narrative : Diamants sur canapé diluerait-il le ton acerbe et satirique de la nouvelle de Capote dans un déballage de joliesses ? Un reproche courant fait au film. Trop lisse et trop policé ? Sûrement pas. Quant au genre mineur de la comédie romantique, il flirte ici avec une petite forme de perfection.


Romantisme et burlesque

Ce serait bien mal jugé Blake Edwards que de réduire son film à une comédie romantique, aussi brillante soit-elle. Diamants sur canapé recèle en effet de nombreux instantanés burlesques qui, sans trahir l’esprit de Capote, en proposent une relecture ciné-compatible avec le style du réalisateur.

Si les intermèdes avec Mickey Rooney s'intègrent assez mal au récit, le film conjugue, le plus souvent avec bonheur, romantisme et burlesque. Une boîte au lettre transformée en cabinet de toilette, l’arrosage des fleurs au whisky, ou encore un porte cigarette d’une longueur extravagante : Blake Edwards dissémine çà et là de désopilants détails et de petits gags qui viennent rehausser le ton de la comédie et la tirent vers la satire.

A bien des égards, la soirée mondaine dans l’étroit appartement d’Holly annonce déjà le bijou burlesque que sera The Party. La séquence est admirable tant par la maîtrise du tempo et la fluidité visuelle dont fait preuve ici Blake Edwards que par le portrait au vitriol d’une assemblée de pique-assiettes. Un véritable moment d’anthologie.


Holly/Lula : « En être, ou ne pas être »

Outre ses qualités plastiques évidentes, ce qui frappe aujourd’hui à la vision de Diamants sur canapé c’est à quel point Blake Edwards a su capter son époque et une société aux prises avec un nouveau mode de vie consumériste.

Au tournant des années 50 et 60 émerge, dans les grandes villes, une classe aisée se piquant d'être cultivée. A travers Holly Golightly et son entourage caricatural, Blake Edwards croque une génération de nouveaux urbains, faisant grand cas de la mode et du paraître. Au milieu de la masse des anonymes, il faut « en être ou ne pas être » : voici donc le dilemme existentiel de la jeune Lula Mae qui, sous les apparences d'Holly Golightly, dissimule bien mal ses origines modestes et paysannes.

Dans Victor Victoria, Edwards filmera une héroïne devenant héros, une femme métamorphosée en homme. Ici, le travestissement joue déjà à plein mais sous une forme différente : il ne s'agit pas de changer de sexe mais de changer de nom et de garde-robe pour duper le grand monde et se faire une place de choix dans une société d’apparence et d’artifice. Cette thématique du passager clandestin et du règne des faux-semblants n’est pas nouvelle et donnera d'autres succès du grand écran : My fair Lady, réalisé en 1964 par George Cukor, avec Audrey Hepburn dans le rôle d’Eliza Doolittle, nous raconte peu ou prou cette même quête d'ascension sociale. Toutefois, dans le contexte d’émergence d’une société de consommation, le thème du masque prend ici une acuité et une résonnance toutes particulières.


Rance romance

L’incroyable tour de force de Blake Edwards repose sans aucun doute dans la malice avec laquelle le réalisateur fait peser tout le potentiel polémique du film sur Holly et Paul, héros supposés tout au contraire inspirer la sympathie du spectateur. Tricheuse et menteuse, la reine des marginales est certes un petit animal fragile ; elle n’en demeure pas moins une manipulatrice froide et calculatrice, préférant, jusqu’aux derniers instants du film, le ranch d’un riche mexicain à l’amour d’un homme sincère. Holly est aussi et encore cette jeune fille naïve et sotte, une inculte qui trouve les bibliothèques bien rébarbatives en comparaison des clinquantes vitrines de Tiffany’s.

Si l’amitié puis l’amour pourra naître entre Paul et Holly, c’est que tous deux ne sont pas dupes de leur petit jeu. Ils savent parfaitement ce qu’ils sont l’un et l’autre : des imposteurs. Cette mise à nue intervient dès la première rencontre : sa cliente venant juste de partir, Paul Varjak, en tenue d’Adam, est étendu dans son lit. Vêtu d’un simple peignoir, Holly se glisse dans la chambre du gigolo, venant chercher un peu calme, un galant éconduit tambourinant à l’étage du dessous. Comme leur métier l’impose, Holly et Paul coucheront ensemble dès le premier soir, en tout bien tout honneur certes, mais leurs corps enlacés dans le même lit : comme il est malaisé de perdre ses habitudes ! « We are friends, that’s all » : ainsi Holly résume-t-elle son rapport à Paul, le rebaptisant au passage du prénom de son petit frère. 
Plus tard, lorsque le couple va se détendre dans une boîte de strip-tease, il porte un jugement sur le physique et le « talent » des jeunes effeuilleuses : les critiques fusent sans que les deux compères ne prennent conscience qu’ils exercent le même métier et que leur condition n’est guère plus enviable. Voir encore cette brillante scène liminaire où Holly contemple la devanture de Tiffany’s. Filmant Audrey Hepburn depuis l’intérieur de la boutique, Blake Edwards montre avec maestria que la jeune fille reste en-dehors de l’univers qu’elle idéalise. Mieux, ce plan donne au spectateur l’impression que c’est Holly elle-même qui est mise en vitrine.


Lamentable destinée que celle d’une croqueuse de diamants qui arrive chez Tiffany’s en taxi mais rentre chez elle à pieds, faute de cash en poche. Avec ses strass en guise de diamants, ses diadèmes extravagants et ses robes de princesse, Holly est un pathétique produit de consommation forgé par une société consumériste. En ce sens, Paul et Holly ont bien raison de porter des masques de déguisements lors de leur journée « où l’on réalise ce qu’on avait jamais entrepris avant » : le masque, voilà bien le seul accessoire qu’ils ne laissent jamais tomber, quelle que soit la situation.

Au sortir du film, en semblant renaître à elle-même, notre pretty woman se retrouve sur le trottoir : chevelure trempée, maquillage défait, Holly Golightly redevient Lula Mae au beau milieu d’une ruelle encombrée de poubelles et de détritus. Le carrosse est redevenu citrouille, les apparences se sont fracassées contre la réalité. De la 5ème avenue ensoleillée aux bas-fonds de New York un soir de pluie, la dégringolade est sévère. Holly était jadis une femme entretenue et malheureuse. Lula sera-telle une épouse pauvre et heureuse ? Le happy end prend un tour plus amer qu’il n’y paraissait.



Les diamants sont éternels.
Lors de sa sortie en 1961, Diamants sur canapé reçoit majoritairement les faveurs de la critique et le public se déplace en masse. L’incroyable performance d’Audrey Hepburn fait le reste : à peine dans les salles, le film a déjà l'allure d'un classique. Aujourd’hui encore, une fascination troublante opère à chaque vision. Appelons cela la grâce, la magie du cinéma ou, plus simplement, un heureux hasard.
Si Diamants sur Canapé n’est pas un film majeur de Blake Edwards, la postérité l’a pourtant hissé au rang de véritable classique. L’affection que le public lui porte aujourd’hui encore doit sans doute beaucoup à la grande justesse avec laquelle le réalisateur a su capter cette quête du bonheur de citadins déboussolés, ce dilemme entre apparences et réalité, cette course effrénée vers la réussite. Dans cette chronique d’anonymes noyés au cœur d’une cité qui ne dort jamais, l’on trouve déjà le terreau du cinéma de Woody Allen.

Un instantané inoubliable, enfin : New-York, 5ème avenue, à l’aube. Une silhouette élancée et hautement sophistiquée sort d’un taxi: Holly vient petit-déjeuner devant les vitrines du joaillier Tiffany’s. Contempler des bijoux, voilà le remède pour chasser ses papillons et ces satanés jours « when you've got the mean reds ». Portée par l'ennivrante mélodie Moon river*, cette scène d'ouverture concentre avec brio tous les enjeux de l’intrigue et transpire de ce charme indéfinissable propre au film de Blake Edwards. Un pur instant de cinéma. En 2005, dans Rois et Reine, Arnaud Desplechin s’empare de cette séquence mythique pour la transposer dans un Paris du début du XXIème siècle. Blake Edwards n’aurait sans doute pas imaginé que son film connaîtrait une telle postérité.
Quant au visage d’Holly Golightly, alias Audrey Hepburn, on le retrouve aujourd’hui encore décliné sur mille et un objets de design, du briquet à la tasse à café, en passant par le paravent ou l’horloge. Une preuve de plus de l’empreinte esthétique durable du film dans l’imaginaire collectif. « Cette Hepburn va complètement démoder la poitrine » lançait Billy Wilder en 1961, lors de la sortie du film : il avait raison, une fois de plus.

 
* Avec cette mélodie entêtante et légère, Henry Mancini rafle les Oscars de « meilleure musique » et de « meilleure chanson » en 1961.



14 septembre 2011

La Fée

Un film de Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy
Avec Dominique Abel, Fiona Gordon, Bruno Romy

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma 


Présentée sur la croisette en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, La Fée ne manque pas de charmes mais, hélas, n'exauce pas tous nos souhaits.

Troisième film du trio Abel-Gordon-Romy, La Fée met en scène Dom et Fiona, personnages hauts en couleur déjà rencontrés dans L'Iceberg (où ils se séparaient) puis dans Rumba (où la vie les mettait à rude épreuve). Cette fois, place aux origines, à la naissance du couple : le film s'ouvre sur le coup de foudre de Dom, veilleur de nuit dans un hôtel, pour une cliente pour le moins particulière, la fée Fiona.

Dès ses premiers instants, La Fée renoue avec la beauté plastique et la magie poétique de L'Iceberg et de Rumba. Cette agréable sensation de retrouver de vieux amis ne s'explique pas uniquement par la permanence des personnages et des séquences dansées ou par le recours à des effets spéciaux bricolés empruntés à Méliès. Ce sentiment si délicieux de familiarité naît d'abord d'une esthétique singulière et d'un imaginaire clownesque inimitable qui ont fait la marque de fabrique du trio Abel-Gordon-Romy. Le corps des acteurs reste aujourd'hui comme hier le coeur et l'âme de chaque séquence : la quasi-absence de dialogue tout d'abord concentre l'intérêt sur les mouvements des corps ; le minimalisme des décors, ensuite, laisse le champ libre aux acteurs pour se mouvoir ; le parti-pris récurrent du plan fixe, enfin, vient sublimer les performances physiques d'Abel et Gordon. Ce cinéma, à l'évidence pétri par l'imaginaire visuel et le passé commun de scène des deux artistes, exhibe les maladresses et l'inadaptation au monde des personnages et, à travers eux, les déboires du simple quidam dans sa quête quotidienne du bonheur.




L'ancrage du film dans une géographie précise et une temporalité contemporaine constitue une évolution majeure par rapport à L'Iceberg et Rumba qui avaient pour toile de fond un cadre rural chamarré, à l'écart des temps modernes. En ce sens, bien que conte de fée (avec son château métaphorique, son prince, ses voeux, et son cortège de topoï...), le film, qui se déroule au Havre, semble se prémunir contre le risque qui le menace en premier lieu, celui de n'être qu'une simple bleuette, vintage au mieux, ringarde au pire.

Chassez le passé, il revient au galop : La Fée lorgne souvent vers Jacques Tati, Buster Keaton, et même Charlie Chaplin. L'on pense également à Jacques Demy pour le talent avec lequel un ville de province se trouve ici ré-enchantée par le cinéma. Ces références cinématographiques écrasantes soulignent ainsi la belle ambition des réalisateurs tout autant que les limites de leur projet.

La faiblesse du cinéma de Dominique Abel et Fiona Gordon perdure dans leur incapacité à conjuguer leurs numéros clownesques avec les données fondamentales du septième art, lequel repose sur des histoires, des situations et des psychologies appelées à évoluer et à se développer. Il manque à cette Fée un scénario bien ficelé, ou tout au moins un fil d'Ariane. L'attention extrême portée à la réussite intrinsèque de chaque numéro n'a d'égal que l'absence criante d'une construction d'ensemble. La Fée n'échappe donc pas à cette impression de film à sketches qui plombait déjà L'Iceberg et Rumba. Juxtaposant des scènes inégales, le film peine à tenir en haleine sur toute sa durée. Et, ce qui eût été un formidable moyen métrage se trouve étiré en un long métrage sympathique mais un tantinet bancal.



Impossible pour autant de balayer d'un simple revers de main ce film inabouti : le trio Abel-Gordon-Romy possède un univers attachant et singulier sans équivalent dans le panorama du cinéma mondial actuel. Et, si cette Fée laisse au spectateur un sentiment d'inachevé, elle offre, dans ses meilleurs moments, un avant-goût du grand film qui pourrait tôt ou tard naître de ce trio enchanteur.

24 août 2011

Sortie DVD : Paris brûle-t-il ? de René Clément

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma

Quarante-cinq ans après son succès en salles, la fresque historique "Paris brûle-t-il ?" paraît en DVD : l'occasion privilégiée de redécouvrir ce film sous-estimé et de rendre hommage à un réalisateur aujourd'hui encore boudé par la critique.   

30 stars françaises, 20 000 figurants, 400 techniciens, 100 chars remis en état, 178 lieux de tournage : ainsi que l'impose le genre de la « fresque historique surproduite », la légende de Paris brûle-t-il ? s'est écrite à grand renfort de chiffres. Adaptation pour l'écran du best-seller de Dominique Lapierre et Larry Collins, cette co-production franco-américaine prétendait renouveler en 1966 l'exploit et le succès planétaire rencontrés quelques années auparavant par Le Jour le plus long. La débauche de moyens au service du projet aurait pu écraser le style du réalisateur René Clément ; il n'en est rien. Si le film n'est pas sans défaut (le premier d'entre eux résidant dans sa durée absolument démesurée), Paris brûle-t-il ? impressionne aujourd’hui encore par sa dramaturgie, sa justesse de ton et sa capacité à ne pas perdre le spectateur malgré une forêt d’enjeux, de personnages et d’intrigues parallèles.

Le choix du noir et blanc et le traitement quasi-documentaire des séquences de combat de rue tranchent de façon radicale avec les images léchés et glacées qui sont habituellement le lot de ce type de production. D’où ce sentiment si particulier d’être plongé au cœur de l’action et plus encore, au cœur de l’Histoire en train de s’écrire. L'ingénieux scénario de Francis Ford Coppola et Gore Vidal n’est pas étranger à cette réussite, mariant brillamment scènes de la grande Histoire et petites histoires d'héros anonymes. En outre, René Clément tire d’efficaces effets de suspens et d’émotion du recours au montage parallèle. Par son rythme plus soutenu et ses gigantesques scènes de liesse, c’est la seconde partie du film qui convainc réellement et emporte l’adhésion du spectateur : René Clément y exalte avec force et panache les beautés de Paris et le pouvoir des masses. Un mot encore sur la musique efficace et entêtante de Jean-Michel Jarre : ponctuant tout le film, la mélodie « Paris en colère » gronde, se cherche, résonne çà et là en variations diverses avant d'exploser, dans les derniers instants du film, dans une vibrante version orchestrale.

Incroyable et pourtant véridique : jamais jusqu'alors ce monument du cinéma mondial n'avait été édité en DVD sur le marché français. C'est dire la défiance tenace de la critique hexagonale à l'égard de l'œuvre de René Clément en général, et de ce film en particulier. Malgré ses 2 oscars et plus de 45 récompenses internationales, René Clément souffre durablement du profond dédain que lui porta jadis une partie de la Nouvelle Vague.

Cette somptueuse édition DVD annoncerait-elle la fin du purgatoire pour le cinéaste ? Outre le film, plus de 3 heures de boni sont rassemblés ici, qui abordent Paris brûle-t-il ? sous deux axes complémentaires, sa valeur historique d’abord, sa valeur artistique ensuite. Les nombreux témoignages d'historiens, de conservateurs et de membres de l'équipe du tournage s'avèrent aussi passionnants que riches d'enseignements. Ils documentent avec précision le contexte de réalisation du film et le replacent dans l’œuvre de René Clément. L’on ne peut que louer le travail d’édition engagé ici, qui permet de rappeler, s'il était encore besoin, que Paris brûle-t-il ? mérite mieux que la moue convenue qui accompagne souvent l'évocation de son titre. A quand une réédition de l’ensemble des films de René Clément dans des copies restaurées et agrémentées de boni ?

03 août 2011

Killing Bono

Un film de Nick Hamm
Avec Ben Barnes, Robert Sheehan, Pete Postlethwaite, Martin McCann

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma

Un titre percutant et un pitch accrocheur n'ont jamais fait un film : circulez, y' a rien à voir.

  
Dublin, 1976. Le jeune Neil McCormick, petit musicien de rien, rêve de devenir le plus grand chanteur rock de tous les temps. Tandis qu'il fonde avec son frère les Shook Up, son vieux copain de lycée, un certain Bono, crée un petit groupe rock au nom ridicule : U2. La suite, on la connaît : la chanson « Bloody Sunday » fait rapidement le tour du monde, quand Neil McCormick continue à faire les cent pas dans son appartement, dans l'attente de la renommée.

Basé sur une histoire vraie, le point de départ de Killing Bono a tout pour plaire : après Ray, La Môme, Gainsbourg (vie héroïque) et tant d'autres films sur des stars de la chanson, quoi de plus séduisant que d'envisager le biopic d'un illustre inconnu ?

Hélas, le film, interminable au regard de ce qu'il a à nous raconter (près de deux heures), aligne les scènes sans que l'on sache exactement « c'est quand qu'on va où ». Entre biopic, comédie adolescente et film musical, le réalisateur ne choisit jamais sa voie, laissant le film en rade au milieu d'un océan d'indécision. La mise en image des concerts est d'un ennui clinique : ça manque de rythme, de peps et d'audace. Quant à la tentative de montrer les changements esthétiques des décennies 70, 80 et 90, là encore, le résultat est léger-léger. La scène du concert dans une salle miteuse ? Déjà vue dans les Blues Brothers et c'était bien plus drôle. Dublin dans les années 70 ? Déjà vu dans The Commitments et c'était moins mauvais. Les débuts d'un groupe ? Déjà vu dans Hard Day's Night, et au moins la bande son était potable. Car, disons-le tout net : dans Killing Bono, exit la musique de U2 dont le spectateur n'entendra en tout et pour tout qu'une bribe de la chanson « I still haven't find what I'm looking for ». Pour le reste, il faut donc endurer les compositions de notre génial inconnu, lesquelles n'étaient pas restées dans l'oubli pour rien. En un mot, pas de consolation auditive à la désolation visuelle.


En outre, suivre la vie d'un inconnu n'a rien de très palpitant dans le cas présent car Neil et son frère sont ici de simples marionnettes dont les déboires et les désillusions sont utilisés comme des ressorts comiques. C'est peu dire que le trait est forcé. Les personnages sont de telles caricatures qu'on se moque éperdument de savoir ce qu'ils vont devenir ; pire, l'entêtement aveugle et l'auto-satisfaction imbécile de Neil le rendent tout simplement antipathique. On voudrait le chasser de l'écran et troquer l'élève pour le maître, hélas omni-absent de l'écran.

D'ici à ce que le film utilise Bono comme produit d'appel afin de nous re-fourguer des chansons que personne n'a jamais voulu écouter depuis trente ans, il n'y a qu'un pas, qui est d'ores et déjà franchi : qu'on se le dise, la bande originale du film est disponible chez tous les disquaires. Comme si ce musicien raté espérait enfin accéder à la notoriété en donnant en pâture sa destinée pathétique. À l'image de la musique de McCormick qui n'est qu'une pâle copie de celle de U2, le film n'est qu'une vaste arnaque, une imposture totale. Quel ennui ! Ecouter un album de U2 ou revoir les Blues Brothers : au beau milieu de l'été, il y a mille choses de mieux à faire que d'aller voir Killing Bono.


27 juillet 2011

Happy, happy


Un film de Anne Sewitsky
Avec Agnes Kittelsen, Joachim Rafaelsen

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma


Auréolé d'un prix spécial du jury au festival de Sundance, "Happy, Happy" débarque sur les écrans français. Plongée dans les dérèglements du couple, ce premier film est une comédie douce amère pour le moins réussie.   

Malgré un mari qui la néglige et un fils qui la fait tourner chèvre, la douce Kaia s'entête à prendre la vie du bon côté : cette jeune femme au foyer remercie le ciel pour chaque nouvelle journée, aussi morne et insatisfaisante soit-elle. Pourtant, l'arrivée d'un couple de nouveaux voisins va ébranler ce bonheur de façade et faire prendre conscience à Kaia qu'elle peut continuer à sourire, en arrêtant de subir.


Un Noël blanc pas tout rose

Pour son premier film, la jeune réalisatrice norvégienne Anne Sewisky pose sa caméra dans un désert de neige, au moment des fêtes de Noël. Cette traditionnelle période de trêve va devenir le théâtre d'un délitement puis d'une guerre des couples. C'est que Happy, Happy n'a rien d'une comédie romantique de Noël. Le film se pose même comme un parfait anti- Love Actually puisque le conte vire ici au règlement de comptes.

Tout au long du film, Anne Sewisky décline un thème majeur : l'esclavage. L'angle peut sembler outré voire hors-sujet pour une comédie qui prétend dépeindre les rapports de force au sein du couple. Et pourtant, en s'agrippant à cet axe fort, la jeune réalisatrice met en lumière ce qui, dans les rapports quotidiens au sein d'une famille, s'apparente peu ou prou à un avilissement. La théorie du maître et de l'esclave appliqué au couple ? Pourquoi pas ! Sans méchanceté aucune, chacun des personnages tente de s'en sortir, au risque d'abîmer l'autre.

Quelques intermèdes légers interprétés par un choeur negro spiritual viennent ponctuer le ballet des sentiments: le registre musical choisi renvoie habilement à la thématique de l'esclavage et souligne le caractère de fable de ce conte de Noël.

Deux hommes, deux femmes : combien d'impossibilités ?

Si les personnages aspirent égoïstement à leur propre épanouissement, ils n'en sont pas moins terriblement sympathiques car fragiles, touchants, humains. À travers ces couples qui se décomposent et se recomposent, la réalisatrice met en image avec une grande acuité la fragilité des sentiments et les frontières floues entre tendresse, amitié et amour. La caméra est perpétuellement en mouvement et colle au plus près de ces personnages perdus dans l'immensité immaculée. Magnifiquement dirigé, le quatuor d'acteurs principaux transporte le spectateur du rire aux larmes, au milieu de ce paradis blanc devenu un purgatoire.

A travers ce huis clos enneigé, Anne Sewisky relève son talent à mettre des images sur des sentiments. L'empathie évidente de la réalisatrice pour les deux héroïnes féminines ne sacrifie en rien le traitement des personnages masculins. Le film recèle ainsi quelques scènes magnifiques de justesse, servies par un scénario très précis et bien dialogué (un scénario justement récompensé au festival du film européen de Bruxelles). La scène durant laquelle un jeu de société anodin débouche sur une crise conjugale est de ce point de vue exemplaire. Un bémol toutefois : ce scénario si impeccable est aussi implacable. Revirements et révélations s'enchaînent dans la seconde partie. Trop rapides, presque mécaniques, ils viennent perturber le rythme serein et la tonalité douce-amère du début de film.


Courons sous la neige !

A l'image de ces personnages nus, courant, hilares, dans la neige, Happy, Happy transpire d'une énergie vitale communicative et d'une fraîcheur qui jamais ne se dément. Justesse et maîtrise sont au rendez-vous de ce film à (tout) petit budget qui porte bien son titre : malgré une intrigue qui va conduire les personnages vers des situations de plus en plus dramatiques, la légèreté de ton persiste, envers et contre tout. Comme une politesse, une posture face aux drames humains.

20 juillet 2011

La Traque

Un film d'Antoine Blossier

Avec Grégoire Colin, François Levantal, Fred Ulysse

Article publiée sur la webzine Il était une fois le cinéma

Pour son premier long-métrage, le réalisateur Antoine Blossier transpose le cinéma d’horreur dans la campagne française : le résultat est terrifiant.   


Un gentil trentenaire part à la chasse en forêt avec sa belle-famille. Très vite, pa-ta-ta-traque ! Les sangliers s’énervent,… et le spectateur avec. Car, enfin, qui diable a pu miser un euro sur un scénario aussi imbécile qu'invraisemblable ? Que l’intrigue de La Traque puisse être consignée sur un demi post-it, pourquoi pas : l’horreur est un genre où le pitch importe moins que son potentiel de frissons. De là, à oser mettre en images une histoire aussi mal ficelée et incohérente, le spectateur est forcé de se poser des questions.

Les réactions des personnages apparaissent toutes outrées, plaquées, incompréhensibles. Quant à l'analyse des relations entre le gendre et son beau-papa, elle se révèle aussi subtile et pointue que celle à l'œuvre dans Joséphine, ange gardien. La petite morale de toute cette histoire de chasse aux sangliers ? « Il faut tuer le père, mais pas celui de votre fiancée, sinon celle-ci va se fâcher » : Tenez-vous le pour dit ! Devant tant de ridicule, provoquer la peur relève dès lors d’un véritable exercice de style.

Du style, il en faudrait précisément, faute de moyens financiers conséquents pour mettre en images les scènes d’affrontement entre les chasseurs et ces vilains cétartiodactyles assoiffés de sang humain. Pourtant, si le film est fauché, il n'a jamais l'astuce suffisante pour tourner sa pauvreté en atout, à l’image d’un Blair Witch Project, devenu la référence du genre. Faute d'argent, le réalisateur s'applique à cacher la misère, à travers des convulsions et circonvolutions de caméra, un montage épileptique et des salves de gros plans qui découpent en petits morceaux les énormes monstres sanguinaires… Tout cela est si mal mis en scène qu'on finit par ne plus même comprendre ce qui se passe à l'écran, ce qui, du reste, n'est pas très grave.

Décidément, le cinéma de genre, l’horreur en particulier, le cinéma français ne sait pas faire. Malgré une solide équipe technique, les séquences en forêt ne sont qu'un immense bourbier. L’action s'enlise, et Antoine Blossier aligne les séquences sans énergie ni invention : papa meurt, fiston meurt,... Afin d'abréger nos souffrances et celles des acteurs, on rêve de l'assaut d'une meute de sangliers décimant vite fait bien fait les derniers survivants.

Au sortir de la salle obscure, l’énigme reste entière : qui a pu financer cette horreur de film ? Une seule chose est certaine avec La Traque : si les chasseurs deviennent le gibier, le spectateur, lui, reste le dindon de la farce.

22 juin 2011

Pater


Un film de Alain Cavalier
Avec Vincent Lindon, Alain Cavalier, Bernard Bureau

Article publié sur la webzine Il était une fois le cinéma


Une forme ludique pour un propos politique :
le dernier film d'Alain Cavalier fait la révolution en s'amusant.

« J'ai l'impression que je peux vraiment être premier ministre »

Il était une fois deux amis, deux artistes : Alain Cavalier et Vincent Lindon, un cinéaste et son comédien. Pendant un an, à la manière d'un jeu d'enfants, ils se sont filmés à la fois dans vie et dans le cadre d'une fiction politique qu’ensemble ils ont inventée au gré de leurs rencontres. Alain Cavalier campe ici un président en fin de règne qui veut transmettre les rênes du pouvoir à son idéaliste et fougueux premier ministre (Vincent Lindon). Voilà pour la trame de départ sur laquelle les acteurs doivent broder. Là-dessus, des cameramen à bas coût (les acteurs eux-mêmes), quelques décors sommaires (l'appartement d'Alain Cavalier, le dressing de Vincent Lindon...), des seconds rôles refilés à de bons copains ou au premier venu : le tournage peut commencer ... et au spectateur de se débrouiller avec ça !

« Nous sommes dans la fiction... enfin un peu. Mais nous, on mélange tout »

Qu'on ne s'y trompe pas : si le dispositif de Pater se veut modeste, le film en lui même ne manque pas d'ambition. Depuis plus d'un siècle, le cinéma ne cesse de questionner la frontière floue et parfois si ténue qui sépare fiction et réalité. Ici, l'incertitude sur le statut de l'image agit comme postulat. Alain Cavalier entremêle sans vergogne scènes documentaires et séquences de fiction ; parfois, l'une et l'autre se succèdent, se confondent dans la même prise, à telle enseigne que le spectateur éprouve un vertige face à l'incertitude qui règne à l'écran. Que penser de ces scènes montrant des séances de travail avec l'équipe du film ? Sont-elles des prises documentaires à la manière d'un making of ou une reconstitution de tournage ? Le rapport entre vérité et mensonge, fiction et documentaire est si incertain que la question de savoir « si c'est du lard ou du cochon » vole très vite en éclat : répétitions, tranches des vies, making of et scènes de fiction ne sont que les différents fils finement tressés d'une seule et même étoffe.

« Film expérimental », une formule magique qui s'avère d'ordinaire diablement efficace pour vider les salles obscures. Pourtant, si Pater a tout d'un véritable OFNI (Objet Filmique Non Identifié), il n'en est pas moins jubilatoire et très facile d'accès. Cette avant-garde n'a rien d'un pensum post-moderniste réservé à l'usage exclusif d'une poignée d'initiés masochistes. Bien au contraire : pour peu qu'il fasse le déplacement, le grand public prendra beaucoup de plaisir à la vision d'un film où l'ironie et le comique de situation règnent en maîtres. Les acteurs, irrésistibles à la vie comme dans la fiction, participent pour beaucoup de ce bonheur de cinéma. L'esprit ludique, parfois potache, de ce long-métrage n'a d'égal que la vivacité de sa forme et sa liberté de ton.


Au « Non » du père

Il y a dans ce Pater la pleine expression d'un esprit sain, celui de Vincent Lindon, un John Doe rempli de bons sens. « Si je suis bien entouré, si je choisis les bonnes personnes, si j'ai la bonté en moi, si j'ai du bon sens... » : (faussement) naïf, il énumère dans le film les conditions de sa réussite au poste de Premier ministre, avant de constater : « dans une entreprise, quand le dernier ouvrier non qualifié touche cinquante fois moins que son patron, il y a quelque chose qui ne va pas ». Pour mettre un terme à cette injustice, à l'acteur-ministre de proposer toute une série de mesures, le plus souvent fantaisistes ou naïves, mais qui toutes mettent le doigt sur une évidence : le fric et le pouvoir gangrènent nos sociétés. Quelques anecdotes documentaires particulièrement drôles et efficaces viennent souligner la dimension véritablement politique du film et l'indignation d'Alain Cavalier face aux puissances de l'argent. Pater possède en effet cette remarquable capacité à ratisser large, à ouvrir son propos sur de nombreux sujets de société (le sport, les fringues, les propriétaires,...). Parce qu'il ne théorise pas son discours, jamais le film ne sermonne, ni ne prêche : son message n'en est que plus puissant. Sa générosité et son enthousiasme déplaceraient des montagnes. Hélas, point de miracle en ce bas monde. Faute de perspectives célestes, Pater loue alors à l'envie les nourritures terrestres.

Top chef

Pater commence dans une cuisine et s'achève autour d'un dîner. De la préparation liminaire à la dégustation finale, la caméra d'Alain Cavalier s'attardera souvent en cuisine, lieu de tous les fantaisies culinaires où l'on célèbre la bonne chère et les bons vins. Le film s'ouvre précisément sur un cours de cuisine « sans filets » : le réalisateur, filmé par son acteur, est afféré au dressage d'une assiette. Assaisonner les produits, marier les saveurs, l'expérimentation culinaire joue pour sûr comme métaphore du processus de création à l'oeuvre dans Pater.

Faire sa tambouille entre amis renvoie encore et surtout à la cuisine électorale à laquelle nous assistons tout au long du film : l'élection vue comme une loterie, le chantage comme un mode de négociation et, au milieu de tout cela, un fils qui trahit son père spirituel. La gastronomie, art noble et fierté française, devient tambouille politique. Au cours du film, la visite de la garde-robe de Vincent Lindon ne nous donne pas d'autre recette pour réussir : tout est question de taille de costume et de choix de paire de chaussures. L'habit fait le politique, l'apparence fait le rôle. Comme si, pour ces décideurs dérisoires enfermés dans leur tour d'ivoire, il ne s'agissait soudain plus d'agir mais de communiquer, non plus de faire mais d'avoir l'air. Dans Pater, il n'est question que de jeu, toujours et partout, et d'interprétation : savoir être un bon ministre, un bon acteur, un bon-homme, un bon fils. Vertige d'une modernité où la fiction tend à supplanter le réel.


Par sa forme indéfinissable, ce film traduit de manière particulièrement habile la dimension fictionnelle qui dissout la réalité du monde contemporain. La liberté absolue et le propos cavalier de ce work in progress font le restent, emportant le spectateur sur des chemins de traverse où il fait bon se perdre pour retrouver le plaisir d'un pique-nique en forêt, d'un pastis entre amis ou d'une sieste avec un boulanger. Un film rieur et salvateur. Un Pater que nous faisons nôtre.



15 juin 2011

Mike

Un film de Lars Blumers
Avec Marc-André Grondin, Christa Theret, Eric Elmosnino, Olivier Barthelemy



Quelque part entre les frères Dardenne et Monte Hellman, Lars Blumers trace sa route dans ce premier film rempli de bière, de bons copains et de belles bagnoles. Rafraichissant et plutôt convaincant.

Dans la petite ville alsacienne de Kembs, les jours passent et se ressemblent. Du haut de ses 20 ans, Mike joue les éternels adolescents. Avec ses copains Fred et J.C., il prend la vie comme elle vient, avec ses plans foireux, ses virées en bagnoles et ses démêlés avec les flics. Arrive dans sa vie Sandy, belle blonde délurée et pas demeurée : saura-t-elle amener Mike à l'âge d'homme ?

Pour son premier long-métrage librement inspiré d'un fait-divers, Lars Blumers investit les terres de son enfance. Il reproduit, non sans une dose d'ironie, une Alsace rurale plus vraie que nature, avec ses traditions, sa légendaire propreté et sa douce chape d'ennui. Le film lorgne même du côté de l’émission Strip-tease lorsqu’on pénètre l’intérieur bourgeois des parents de Sandy, la petite copine de Mike. C'est à la fois excessif et fichtrement crédible, l'émission nommée plus haut nous ayant appris qu'il n'est rien de plus saugrenu que l'humain, rien de plus extravagant que le réel. On rit parfois et on sourit souvent, car Lars Blumers sait marier avec subtilité réalisme et burlesque. La fantaisie des situations permet à Mike de prendre son envol, de s’arracher du plancher des vaches et du réalisme (trop) social qui menaçait de le plomber.



Avec ses couleurs chaudes, ses lumières douces et une esthétique un brin seventies, Mike séduit également par sa photographie. Une mise en image aseptisée et publicitaire ? Le reproche pourrait être légitime tant les décors, les costumes et les couleurs sont flatteurs, arborant une forme de marginalité convenue. Toujours est-il que la beauté des images et des plans-séquences de même que le rythme du récit nous emportent. Les acteurs, Marc-André Grondin et Eric Elmosnino en tête, savent être à la fois drôles et touchants. Le film oscille ainsi entre humour et tendresse, légèreté et gravité.

Plus que la peinture d'une jeunesse rurale engluée dans l'ennui, Mike est aussi un vrai-faux road-movie. Vivre vite, mourir jeune : l’esprit du cinéma américain indépendant souffle sur le film. Mike a la fâcheuse habitude de voler des voitures. Pas question de les revendre ou de les brûler : il vole des voitures juste pour le plaisir de conduire et d'assouvir son désir d'ailleurs. Grisé par la vitesse, le jeune homme se sent libre, capable de fuir, mais finit pourtant toujours pas reposer les berlines « empruntées » là où il les a trouvées. C'est tout le paradoxe de ce road-movie alsacien : on passe son temps en voiture mais, plutôt que de tailler la zone, le personnage tourne en rond et finit par rentrer dormir chez papa.


Le film décrit ainsi l'itinéraire d'un enfant plutôt gâté par la nature mais qui vient s'écraser contre les règles d'un monde adulte auxquelles il est incapable de se conformer. Mike glisse lentement et habilement de la comédie vers le drame. Même si le projet s'essouffle un peu dans son dernier tiers, Lars Blumers réussit pour son premier film le pari osé d'un cocktail explosif entre réalisme social et burlesque.


01 juin 2011

Monsieur Papa

Un film de Kad Merad
Avec Kad Merad, Michèle Laroque, Vincent Perez, Gaspard Meier-Chaurand

Article publié sur Il était une fois le cinéma


Un premier film sympathique et inutile. A voir en famille.

A tout juste 12 ans, Marius est un gamin paumé dont le rêve est de rencontrer son père. Ne sachant où se cache le dit-géniteur, la mère (Michelle Laroque) embauche un inconnu (Kad Mérad) pour jouer le rôle. La mécanique est enclenchée.

C'est bien de mécanique dont il faut parler lorsqu'on évoque Monsieur Papa, et pour cause : les ficelles sont grosses, les personnages, les situations ont traîné partout et le cheminement narratif est balisé comme un sentier de Grande Randonnée. Une douce chape d'ennui entoure donc la vision de ce film où l'on prend la vie comme elle vient, où les problèmes d'argent n'existent pas, où les jeunes de cités sont des gosses inoffensifs qui jouent au foot, où les chefs d'entreprise font des semaines de 35h et où les chômeurs galèrent un peu, mais pas trop.


Bien que le premier film de Kad Mérad ne nous offre rien que nous n'ayons déjà vu et revu, il se regarde pourtant sans déplaisir. C'est qu'il convient de jauger Monsieur Papa à l'aune du genre cinématographique secret mais si prolixe auquel il appartient : le film du dimanche soir. Familial et attendu, tendre et moral, on attend de ce divertissement dominical qu'il réunisse sur le même canapé enfants turbulents et parents somnolents. Au sein de ce genre, certes mineur mais néanmoins garant de la cohésion de millions de foyers, Monsieur Papa est assurément une réussite.

Si les seconds rôles n'échappent pas à la caricature, le jeune Gaspard Meier-Chaurand (Marius) est touchant et le duo Mérad-Laroque fonctionne. Le choix de planter une partie de l'action dans le quartier chinois de Paris introduit un exotisme salvateur (bien que tout relatif) et nous épargne du même coup le circuit touristique habituel de la Capitale. Ça et là, des trouvailles de mise en scène, une séquence burlesque inattendue, des apparitions amies (Myriam Boyer, Clovis Cornillac...), une jolie japonaise et des poissons rouges : autant d'heureuses surprises qui trompent l'ennui. L'humilité du projet et la générosité du message finissent de nous rendre ce Monsieur Papa un rien sympathique. De là à aller le voir en salle, il y a d'évidence un pas qu'il ne faudra franchir que sous la contrainte de vos chères petites têtes blondes.


15 mai 2011

Belleville-Tokyo

Un film de Elise Girard
Avec Valérie Donzelli, Jérémie Elkaïm, Philippe Nahon

Article publié sur Il était une fois le cinéma

 
Ancienne attachée de presse, Élise Girard passe derrière la caméra pour un premier film prometteur bien qu'inégal.

Sur un quai de gare, Julien rompt avec Marie. La mort dans l'âme et un bébé dans le ventre, la jeune femme va devoir réinventer sa vie de future mère.

Pour son premier film, Elise Girard s'empare d'un thème assez peu traité au cinéma : celui d'une femme enceinte abandonnée par son compagnon. Plus encore que le sujet, le point de vue adopté retient l'attention puisque le film prend le parti de se focaliser sur le personnage de Marie. Un sujet et un point de vue singuliers et ambitieux qu'il faut assurément mettre au crédit de ce premier film.


Si Belleville-Tokyo séduit par son pitch, il peine en revanche à convaincre formellement. Quelques scènes fortes éclairent le film mais, sur la longueur, Elise Girard échoue dans sa quête du bon tempo et du juste ton. A l'écran, l'on pense souvent à Truffaut et, plus près de nous, à Christophe Honoré, qui aurait pu trouver dans ce scénario le matériau d'un de ses films. Pourtant l'élève n'égale jamais ses maîtres. La faute sans doute à une mise-en-scène qui fait sienne le parti-pris de Marie, celui de refuser de se poser en victime. En voulant se distinguer de la veine d'un cinéma d'auteur « psychologisant », Elise Girard opte pour une retenue et un goût de la litote qui privent l'intrigue de son épaisseur : à force de ne pas montrer les sentiments des personnages, le film aligne les scènes, égrène les mois de grossesse, sans que se dessinent à l'écran de véritables inflexions, de réels retournements, un début d'histoire. L'on peine dès lors à s'intéresser véritablement à Marie et Julien, tant leurs motivations et leurs sentiments restent insondables. Tantôt outré, tantôt sur la réserve, le jeu des deux protagonistes principaux déroute également : ces changements soudains de tonalités fragilisent la crédibilité et la cohérence du film. La faute également aux dialogues : le souci de concision et de pudeur qui gouverne l'écriture les transforme trop souvent en échanges plats et fades. En évitant l'écueil du pathos, le récit n'évite pas celui de la banalité.

Projet personnel, réalisé avec ardeur et sincérité, Belleville-Tokyo reste un premier film trop fragile pour emporter l'adhésion. Si l'émotion affleure parfois à l'écran, jamais l'histoire personnelle ne devient réellement universelle. On se sent exclu d'un récit qui se déroule pour lui-même, prisonnier sans doute d'un carcan trop autobiographique, trop intellectuel, trop parisien. Sortir de Paris, passer le périph', faire le mur : voilà ce qui aurait sans doute fait le plus grand bien à Belleville-Tokyo.


04 mai 2011

Où va la nuit

Un film de Martin Provost
Avec Yolande Moreau, Pierre Moure, Edith Scob

Article publié sur Il était une fois le cinéma


Trois ans après Séraphine, Où va la nuit scelle les heureuses retrouvailles du réalisateur Martin Provost et de la comédienne Yolande Moreau.

Le titre annonce d'emblée la couleur et la direction, Où va la nuit est le récit d'un sombre itinéraire : le cheminement de Rose Mayer pour se libérer des griffes de son mari, d'abord, pour s'accommoder d'une vie de femme libre mais criminelle ensuite. Modeste petite chose, simple femme au foyer battue par un mari alcoolique, l'héroïne a tout de la parfaite victime dont on voudrait excuser le geste. C'eût été trop facile : dans un courageux et payant exercice d'équilibriste, le film de Martin Provost chemine sur un fil ténu consistant à ne pas blâmer mais surtout à ne pas dédouaner cette femme. Ne pas excuser, ne pas condamner : poser un regard bienveillant et curieux, observer cette victime devenue bourreau. Ici, le meurtre n'est pas le point d'arrivée mais le point de départ du récit.

Une fois le crime commis, la mécanique de fuite en avant se met irrémédiablement en marche : pour échapper à son sentiment de culpabilité, Rose part pour Bruxelles. En arrivant à la ville, un miroir lui offre le délicieux plaisir de redécouvrir sa beauté ; mais, quelques séquences plus loin, cette même glace lui renverra le reflet peu flatteur de sa culpabilité. Que faire quand chaque regard, chaque geste, chaque objet rappellent à Rose à son crime ? La caméra de Martin Provost mue ainsi un banal fait divers en une authentique tragédie. Le personnage du mari assassiné a déjà tout de l'archétype : par son mutisme et la violence de ses gestes, il apparaît comme une pure incarnation du Mal. De même, les intérieurs sont épurés, à la manière d'un décor de théâtre, et les personnages apparaissent perdus au milieu du cadre, tels des comédiens sur une scène immense : cette stylisation permet de conjuguer le drame familial en milieu rural au présent permanent de la tragédie. Et, si la caméra de Martin Provost fait mine d'expédier la scène de crime (magnifique séquence où la caméra ne donne à voir que le visage de Yolande Moreau), c'est pour mieux se concentrer sur les conséquences de l'acte monstrueux de Rose.


Véritable figure tragique, le personnage de Rose Mayer, (si magnifiquement) interprété par Yolande Moreau, reste un esprit insondable, un roc impénétrable. C'est donc en négatif, à travers les autres protagonistes, que le film esquisse les contours de la mystérieuse Rose. Une passionnante galerie de seconds rôles vient enrichir l'intrigue. Individus en marge ou aux réactions inattendues, chacun d'entre eux participe à dévoiler une facette de Rose et à précipiter son destin : ainsi le flic compréhensif à l'égard de la meurtrière ou encore la logeuse, mi-gardienne de prison mi-compagne d'évasion (Edith Scob, magistrale). Enfin et surtout, Denis, l'ami journaliste, tout à la fois inquisiteur et protecteur. Lui qui porte le prénom du premier enfant décédé de Rose présente tous les traits d'un fils compréhensif et compatissant, quand Thomas, le fils biologique de Rose, rejette violemment sa mère. De passionnants récits souterrains se développent ainsi au cœur du film. L'une des plus belles pistes explorées réside sans doute dans l'itinéraire de Thomas, ce fils jadis maltraité qui finit par adopter les comportements de son bourreau de père.


Le scénario précis et efficace est porté de bout en bout par une mise en scène subtile, jouant sur les symboles, les thèmes et leurs variations. L'art de la concision et le sens du rythme propres au cinéma de Martin Provost rendent le film tout à la fois percutant et incisif. Ici, point n'est besoin de trop en dire, tout est montré ou suggéré. Que demander de plus à un grand film ?

Drame resserré et implacable, Où va la nuit mènera Rose jusqu'à l'aurore de la rédemption. Au bout de son parcours, une mer infranchissable, naturellement. Tuer pour renaître à la vie : un sujet fort pour un film singulier et émouvant.