15 mai 2011

Belleville-Tokyo

Un film de Elise Girard
Avec Valérie Donzelli, Jérémie Elkaïm, Philippe Nahon

Article publié sur Il était une fois le cinéma

 
Ancienne attachée de presse, Élise Girard passe derrière la caméra pour un premier film prometteur bien qu'inégal.

Sur un quai de gare, Julien rompt avec Marie. La mort dans l'âme et un bébé dans le ventre, la jeune femme va devoir réinventer sa vie de future mère.

Pour son premier film, Elise Girard s'empare d'un thème assez peu traité au cinéma : celui d'une femme enceinte abandonnée par son compagnon. Plus encore que le sujet, le point de vue adopté retient l'attention puisque le film prend le parti de se focaliser sur le personnage de Marie. Un sujet et un point de vue singuliers et ambitieux qu'il faut assurément mettre au crédit de ce premier film.


Si Belleville-Tokyo séduit par son pitch, il peine en revanche à convaincre formellement. Quelques scènes fortes éclairent le film mais, sur la longueur, Elise Girard échoue dans sa quête du bon tempo et du juste ton. A l'écran, l'on pense souvent à Truffaut et, plus près de nous, à Christophe Honoré, qui aurait pu trouver dans ce scénario le matériau d'un de ses films. Pourtant l'élève n'égale jamais ses maîtres. La faute sans doute à une mise-en-scène qui fait sienne le parti-pris de Marie, celui de refuser de se poser en victime. En voulant se distinguer de la veine d'un cinéma d'auteur « psychologisant », Elise Girard opte pour une retenue et un goût de la litote qui privent l'intrigue de son épaisseur : à force de ne pas montrer les sentiments des personnages, le film aligne les scènes, égrène les mois de grossesse, sans que se dessinent à l'écran de véritables inflexions, de réels retournements, un début d'histoire. L'on peine dès lors à s'intéresser véritablement à Marie et Julien, tant leurs motivations et leurs sentiments restent insondables. Tantôt outré, tantôt sur la réserve, le jeu des deux protagonistes principaux déroute également : ces changements soudains de tonalités fragilisent la crédibilité et la cohérence du film. La faute également aux dialogues : le souci de concision et de pudeur qui gouverne l'écriture les transforme trop souvent en échanges plats et fades. En évitant l'écueil du pathos, le récit n'évite pas celui de la banalité.

Projet personnel, réalisé avec ardeur et sincérité, Belleville-Tokyo reste un premier film trop fragile pour emporter l'adhésion. Si l'émotion affleure parfois à l'écran, jamais l'histoire personnelle ne devient réellement universelle. On se sent exclu d'un récit qui se déroule pour lui-même, prisonnier sans doute d'un carcan trop autobiographique, trop intellectuel, trop parisien. Sortir de Paris, passer le périph', faire le mur : voilà ce qui aurait sans doute fait le plus grand bien à Belleville-Tokyo.


04 mai 2011

Où va la nuit

Un film de Martin Provost
Avec Yolande Moreau, Pierre Moure, Edith Scob

Article publié sur Il était une fois le cinéma


Trois ans après Séraphine, Où va la nuit scelle les heureuses retrouvailles du réalisateur Martin Provost et de la comédienne Yolande Moreau.

Le titre annonce d'emblée la couleur et la direction, Où va la nuit est le récit d'un sombre itinéraire : le cheminement de Rose Mayer pour se libérer des griffes de son mari, d'abord, pour s'accommoder d'une vie de femme libre mais criminelle ensuite. Modeste petite chose, simple femme au foyer battue par un mari alcoolique, l'héroïne a tout de la parfaite victime dont on voudrait excuser le geste. C'eût été trop facile : dans un courageux et payant exercice d'équilibriste, le film de Martin Provost chemine sur un fil ténu consistant à ne pas blâmer mais surtout à ne pas dédouaner cette femme. Ne pas excuser, ne pas condamner : poser un regard bienveillant et curieux, observer cette victime devenue bourreau. Ici, le meurtre n'est pas le point d'arrivée mais le point de départ du récit.

Une fois le crime commis, la mécanique de fuite en avant se met irrémédiablement en marche : pour échapper à son sentiment de culpabilité, Rose part pour Bruxelles. En arrivant à la ville, un miroir lui offre le délicieux plaisir de redécouvrir sa beauté ; mais, quelques séquences plus loin, cette même glace lui renverra le reflet peu flatteur de sa culpabilité. Que faire quand chaque regard, chaque geste, chaque objet rappellent à Rose à son crime ? La caméra de Martin Provost mue ainsi un banal fait divers en une authentique tragédie. Le personnage du mari assassiné a déjà tout de l'archétype : par son mutisme et la violence de ses gestes, il apparaît comme une pure incarnation du Mal. De même, les intérieurs sont épurés, à la manière d'un décor de théâtre, et les personnages apparaissent perdus au milieu du cadre, tels des comédiens sur une scène immense : cette stylisation permet de conjuguer le drame familial en milieu rural au présent permanent de la tragédie. Et, si la caméra de Martin Provost fait mine d'expédier la scène de crime (magnifique séquence où la caméra ne donne à voir que le visage de Yolande Moreau), c'est pour mieux se concentrer sur les conséquences de l'acte monstrueux de Rose.


Véritable figure tragique, le personnage de Rose Mayer, (si magnifiquement) interprété par Yolande Moreau, reste un esprit insondable, un roc impénétrable. C'est donc en négatif, à travers les autres protagonistes, que le film esquisse les contours de la mystérieuse Rose. Une passionnante galerie de seconds rôles vient enrichir l'intrigue. Individus en marge ou aux réactions inattendues, chacun d'entre eux participe à dévoiler une facette de Rose et à précipiter son destin : ainsi le flic compréhensif à l'égard de la meurtrière ou encore la logeuse, mi-gardienne de prison mi-compagne d'évasion (Edith Scob, magistrale). Enfin et surtout, Denis, l'ami journaliste, tout à la fois inquisiteur et protecteur. Lui qui porte le prénom du premier enfant décédé de Rose présente tous les traits d'un fils compréhensif et compatissant, quand Thomas, le fils biologique de Rose, rejette violemment sa mère. De passionnants récits souterrains se développent ainsi au cœur du film. L'une des plus belles pistes explorées réside sans doute dans l'itinéraire de Thomas, ce fils jadis maltraité qui finit par adopter les comportements de son bourreau de père.


Le scénario précis et efficace est porté de bout en bout par une mise en scène subtile, jouant sur les symboles, les thèmes et leurs variations. L'art de la concision et le sens du rythme propres au cinéma de Martin Provost rendent le film tout à la fois percutant et incisif. Ici, point n'est besoin de trop en dire, tout est montré ou suggéré. Que demander de plus à un grand film ?

Drame resserré et implacable, Où va la nuit mènera Rose jusqu'à l'aurore de la rédemption. Au bout de son parcours, une mer infranchissable, naturellement. Tuer pour renaître à la vie : un sujet fort pour un film singulier et émouvant.


09 avril 2010

Baisers volés : initiations amoureuses


Article rédigé dans le cadre du cycle "Initiations amoureuses" du Ciné-Club de Sciences-Po. Publication à retrouver dans la revue Cine qua Non d'avril 2010.


Après le succès public des 400 coups et la sortie plus confidentielle d’Antoine et Colette, Baisers volés est le troisième des cinq films que François Truffaut consacre au personnage d'Antoine Doinel. Nous retrouvons ici notre héros à l'âge de raison. De petits boulots en amours éphémères, le jeune Doinel entame dans Baisers Volés ce que l'on serait bien en peine d'appeler sa « vie d'homme ».

On a beaucoup dit du troisième volet de la saga Doinel qu'il était un roman d'apprentissage. A juste titre : le film ne met en scène, pour ainsi dire, qu’une succession de premières fois. Des expériences multiples faites de tentatives avortées, d'emplois à la petite semaine, d'amours sans lendemain. Le scénario, en apparence décousu, est un enchaînement jubilatoire de péripéties improbables et de sketches burlesques : gardien de nuit puis détective privé, vendeur de chaussures et finalement réparateur de téléviseur, Antoine passe d’un emploi à l'autre au gré des hasards, des rencontres, ... et des renvois.

C'est que le jeune Doinel, inconstant et anticonformiste, ne cesse d'échouer dans sa tentative d'intégrer le monde des adultes. Il n’est pas donné à tout un chacun de ressembler à Monsieur Tout-le-monde ! L'inadaptation du personnage s'illustre notamment par ses échecs professionnels répétés. Lorsque le détective Doinel engage sa première filature, il se fait immédiatement repéré par sa cible, incapable qu’il est de se noyer dans la masse. Et, quand notre héros enquêtera pour le compte de M. Tabard, petit commerçant poujadiste, il finira par coucher avec sa femme. Vraiment, Antoine n'entend rien aux règles de la déontologie, de même qu'il méconnaît celles de l’amour. Notre héros n’en perd pas pour autant son enthousiasme, se précipitant, à corps perdu, d'une aventure à l'autre : plusieurs séquences montrent Antoine en pleine course dans les rues de Paris, naviguant entre voitures et piétons.

Pourtant, si le jeune Doinel nous divertit par son inexpérience et son inadaptation, le film regarde toujours son héros avec bienveillance et nostalgie. La dimension romantique du personnage de Doinel est évidente: jeune homme inexpérimenté et sans le sous, un brin rêveur et poète à ses heures, Antoine semble tout droit sorti d'un roman balzacien. Au début du film, heureux hasard, notre héros lit d'ailleurs Le Lys dans la vallée. En outre, le décor du film est celui d'un Paris de carte postale où la Tour Eiffel apparaît au coin de chaque rue et où les étroites fenêtres des chambres de bonnes offrent immanquablement une vue sur le Sacré-Coeur. « Que reste-t-il de nos amours? » : cette chanson de Charles Trénet qui accompagne l'ouverture de Baisers volés semble jouer comme une clé pour la compréhension du film. Cet air ressuscite en effet pour un instant une période révolue, celle d'une jeunesse insouciante et indécise. Et, c'est précisément cette ère passagère des amours volages que met en scène François Truffaut. Baisers volés narre, non sans une pointe de nostalgie, les débuts dans la vie d'adulte d'un éternel adolescent. D'où cette légèreté extrême du film et sa joyeuse spontanéité, nourrie d’improvisation.

Les aventures picaresques d’Antoine débouchent pourtant sur un enseignement véritable. Baisers volés relève en effet tout autant du roman d'apprentissage que d'une éducation sentimentale. Chacune des femmes que rencontre Antoine lui enseigne quelque chose des rudiments de l'amour et des fondamentaux de la vie de couple. Si Christine Darbon semble promise à Antoine dès les premières scènes de Baisers volés, notre jeune héros ira par deux fois trouver réconfort dans les bras d’une prostituée, couchera avec une femme mariée, croisera le chemin de son « ex » puis emboîtera le pas à une (très) grande blonde... Réelles ou fantasmées, fidèles ou adultères, les femmes sont partout dans Baisers volés, de même que les incarnations de l’amour et de ses complications : une jeune fille harcelée par son collègue, un mari trompé, une épouse volage....


Dans ce qui reste sans doute la scène la plus fameuse du film, Antoine, tiraillé entre son affection pour Christine et sa passion pour Mme Tabard, se surprend à répéter le nom de l’une et l’autre, face à la glace : « Christine Darbon… Fabienne Tabard… ». A la manière d’un exercice de prononciation, notre héros fait ses gammes amoureuses avant de se nommer lui-même, à plusieurs reprises : « Antoine Doinel, Antoine Doinel… ». Ne sachant dire qui il aime, notre héros peine à savoir qui il est. Déboussolé, il est à ce point troublé qu’il donnera du « Monsieur » à Madame Tabard au moment où celle-ci succombera à ses charmes.

Au sortir du film, Antoine et Christine concrétisent leur union à la faveur d’un hasard provoqué : la jeune fille a saboté son téléviseur pour faire venir chez elle Antoine, devenu réparateur. Faisant preuve d’une conscience professionnelle qui lui fait pourtant si souvent défaut, le jeune Doinel veille à mettre en route son compteur de facturation avant d’aller rejoindre Christine au lit... Le lendemain, dans un parc, un inconnu surgit devant le couple et déclare sa flamme à Christine, laquelle conclut : « il est complètement fou ce type-là». La jeune femme rejette ainsi un soupirant passionné pour lui préférer Antoine, un homme qu’elle espère plus constant. Pourtant, au jeu des amants modèles, Antoine Doinel fait figure d'imposteur, se jetant dans les bras de Christine par accident plus que par choix. Une scène finale magistrale qui porte déjà en germe les déboires futurs d’Antoine Doinel, tels que Truffaut les filmera dans Domicile conjugale et L’Amour en fuite.

29 mars 2010

Nine ? Nein !


Article publié dans la revue Cine qua non d'avril 2010.



Adaptation pour l’écran du musical de Broadway (lequel s’inspirait du 8 ½ de Fellini), Nine narre les déboires d'un réalisateur à succès. A quelques jours du tournage de son nouveau film, Guido, cinéaste au sommet de sa gloire, vacille : il a perdu son inspiration et sa superbe. L'esprit envahi par le doute, Guido voit toutes les femmes qu'il a aimées venir défiler autour de lui.

Transposer un film de Fellini en musical : le pari osé avait été couronné de succès au début des années 80 sur les planches de Broadway. Trente ans plus tard, Rob Marshall  tente le passage de la scène à l’écran, et là : non de non ! Nein ! Nine ne passe pas. Ratage exemplaire, le film enchaîne les séquences comme on accumule des erreurs. Autopsie d’un musical assassiné.

Comment disséquer ce machin ? Par où commencer ? Peut-être par le scénario, pas brillant-brillant. Chez Fellini, l’intrigue n'était qu’une excuse pour pénétrer l'intérieur des personnages, faisant figure de modèle en matière de déstructuration du récit. Dans Nine, Rob Marshall s’attache au contraire scrupuleusement à sa petite histoire débile, et passe à côté du vrai sujet de 8 ½ : filmer le doute et l’impuissance d’un cinéaste.

Outre l’intrigue, il faut évidemment évoquer le casting, éblouissant, pour ne pas dire « m’as-tu vu ?». Oui mais, la condition « ciné » qua non pour que cela fonctionne dans un Musical, c’est que les acteurs sachent chanter et danser. Un détail qui avait déjà échappé à Rob Marshall lors du tournage de Chicago et qui une fois encore saborde le film : talentueux acteur de cinéma, Daniel Day-Lewis fait ici peine à voir, naviguant maladroitement entre ses girls, avec la grâce d’un camionneur : c’est simplement pathétique. Quant au ballet de ces dames, il est très peu convaincant, se résumant à un défilé de lingerie. Les chorégraphies sont toutes à la fois vulgaires et ineptes. Quant à la dimension sexy des numéros, elle est traitée au bulldozer par Rob Marshall. La mise en scène tape-à-l’œil réduit en effet le film à une série de (mauvais) clips RnB  : et « hop » je passe de la couleur au noir et blanc, et « wiizzz », je jette la caméra en l'air et je la rattrape, et « tac tac tac », je balance un montage à vous provoquer une crise épiletptique… Ok, Rob, mais pour dire quoi ?


Les tableaux musicaux, probablement les plus laids et ennuyeux de tout l'histoire du genre, déploient une telle vulgarité que l'on finit par éprouver une certaine compassion pour toutes ces magnifique actrices filmées à la truelle. La frenchy Marion Cottillard, dans le rôle de la femme trompée, est à peu près la seule à s’en sortir même si elle aussi finira le film en string dentelle et bas résille, au milieu de mâles en rut, le tout dans un décor de bordel. Pas de raison qu'elle ne passe pas elle aussi à la casserole...

Enfin, le coup de grâce est porté au spectateur par Maury Yeston. Le compositeur du musical a voulu réinventer ses partitions à l'occasion du tournage : dommage, il eût été inspiré de ne pas y toucher. La bande originale, devenue répétitive et criarde, enchaîne des thèmes qui se ressemblent tous. Ni plus ni moins qu'une mauvaise soupe pop pour bar lounge branché. Comment atteindre un tel niveau de vacuité et de laideur ? C'est à croire que Rob Marshall l'a fait exprès...

11 mars 2010

Shutter Island : Di Caprio, les nerfs à vif...


Un film américain de Martin Scorsese. 2h17.
Sortie en salle : 24 février 2010.

Article publié dans la revue Cine qua non de mars 2010.


En 1954, le marshal Teddy Daniels (Leonardo di Caprio) embarque avec son co-équipier pour l’île de Shutter Island. Les deux inspecteurs viennent enquêter au sein d’un hôpital psychiatrique ultra-sécurisé où sont internés de dangereux criminels. Rachel Solando, l’une des patientes, s’est en effet littéralement évaporée : sa cellule a été retrouvée vide, bien que fermée de l’intérieur. Comment expliquer cette évasion défiant les lois de la rationalité ? A peine Teddy Daniels s’est-il engagé dans son enquête qu’il se heurte à la résistance des autorités médicales, peu disposées à coopérer. Que diable se passe-t-il donc au sein du mystérieux hôpital de Shutter Island ?

Au premier abord, l’on s’étonne que Martin Scorsese se soit intéressé à Shutter Island, roman à succès de Dennis Lehane (également auteur de Mystic river). L’intrigue du livre est certes diablement malicieuse mais elle rappelle moins l'univers de Scorsese que les scénarii à twist qui ont fait les beaux jours de Night Shyamalan. Passé notre surprise, force est de constater que Shutter Island, projet atypique et inattendu, explore pourtant toutes les thématiques qui font le cinéma de Scorsese, à savoir le questionnement sur la folie et la violence, la culpabilité et le rachat.

Mais si Shutter Island nous surprend sur le fond, la construction du récit et son rythme nous étonnent également : le film débute en effet comme un thriller scorsesien « classique » mais très vite bifurque vers des chemins inconnus. Difficile d’en dire plus : on risquerait de déflorer le sujet. Car ce qui fait précisément la force de ce film, c’est sa capacité à nous plonger dans l’état d’inconfort du Marshal Teddy Daniels, lequel peine à démêler le vrai du faux, la vérité du rêve et les souvenirs de la projection fantasmatique. C’est que le réalisateur ne donne jamais au spectateur la possibilité d’en savoir plus sur l’intrigue que le personnage principal (un Leonardo Di Caprio toujours plus étonnant, à l’occasion de sa quatrième collaboration avec Scorsese). Le spectateur éprouve ainsi un malaise tenace, le film prenant rapidement l’allure d’un cauchemar éveillé, et pour cause : Shutter Island conjugue l’univers oppressant d’un asile psychiatrique à celui d’une prison sombre et insalubre. L’action se déroule de surcroît au sein d’un lieu clos et isolé alors que, dehors, la tempête et la mer se déchaînent.


L’atmosphère suffocante du film est également renforcée par l’imaginaire gothique qui a visiblement servi de source d'inspiration pour la création des décors et des costumes tout à la fois somptueux et terrifiants. De même, les prisonniers de l'île, dévoilant des visages mutilés et édentés, sont des incarnations proprement cauchemardesques de la démence. Ces représentations gothiques débouchent sur une figuration de la folie particulièrement saisissante, confinant à l’horreur. La visite d’un cimetière sous des trompes d’eau, l’exploration des couloirs d’une prison labyrinthique (…) : autant de morceaux de bravoure cinématographique qui s’enchaînent à l’écran, Martin Scorsese rendant au passage des gages à ses Maîtres (Kubrick et Hitchcock en tête). Le style flamboyant et emphatique de la mise en scène produit des effets de suspense et d’angoisse particulièrement efficaces même si ceux-ci aboutissent ponctuellement à une mise à distance du spectateur. A plusieurs reprises, la saturation d’effets (cadrage, montage, jeu des acteurs, musique…) produisent un résultat particulièrement baroque qui prête presque à sourire. La conclusion de Shutter Island valide pourtant a posteriori ce parti pris du "too much" : la grandiloquence ponctuelle de la mise en scène ne constitue ni plus ni moins que l’une des pièces du gigantesque piège que tend Martin Scorsese au spectateur. Reste néanmoins que la mise en image des cauchemars et de souvenirs de Teddy Daniels, souvent longue, empesée et visuellement détonnante, déçoit par rapport au reste du film. Quant à la bande originale, à la frontière du style pompier, elle manque singulièrement de subtilité.

Passées ces quelques réserves, il faut bien peser la toute première importance de ce film atypique dans la filmographie de Martin Scorsese. Oeuvre foisonnante et visuellement passionnante, Shutter Island offre au spectateur de vivre une expérience sensorielle étourdissante et inédite, celle d’une progressive perte des repères et d’un plongeon vertigineux dans l’univers de la folie.