09 avril 2010

Baisers volés : initiations amoureuses


Article rédigé dans le cadre du cycle "Initiations amoureuses" du Ciné-Club de Sciences-Po. Publication à retrouver dans la revue Cine qua Non d'avril 2010.


Après le succès public des 400 coups et la sortie plus confidentielle d’Antoine et Colette, Baisers volés est le troisième des cinq films que François Truffaut consacre au personnage d'Antoine Doinel. Nous retrouvons ici notre héros à l'âge de raison. De petits boulots en amours éphémères, le jeune Doinel entame dans Baisers Volés ce que l'on serait bien en peine d'appeler sa « vie d'homme ».

On a beaucoup dit du troisième volet de la saga Doinel qu'il était un roman d'apprentissage. A juste titre : le film ne met en scène, pour ainsi dire, qu’une succession de premières fois. Des expériences multiples faites de tentatives avortées, d'emplois à la petite semaine, d'amours sans lendemain. Le scénario, en apparence décousu, est un enchaînement jubilatoire de péripéties improbables et de sketches burlesques : gardien de nuit puis détective privé, vendeur de chaussures et finalement réparateur de téléviseur, Antoine passe d’un emploi à l'autre au gré des hasards, des rencontres, ... et des renvois.

C'est que le jeune Doinel, inconstant et anticonformiste, ne cesse d'échouer dans sa tentative d'intégrer le monde des adultes. Il n’est pas donné à tout un chacun de ressembler à Monsieur Tout-le-monde ! L'inadaptation du personnage s'illustre notamment par ses échecs professionnels répétés. Lorsque le détective Doinel engage sa première filature, il se fait immédiatement repéré par sa cible, incapable qu’il est de se noyer dans la masse. Et, quand notre héros enquêtera pour le compte de M. Tabard, petit commerçant poujadiste, il finira par coucher avec sa femme. Vraiment, Antoine n'entend rien aux règles de la déontologie, de même qu'il méconnaît celles de l’amour. Notre héros n’en perd pas pour autant son enthousiasme, se précipitant, à corps perdu, d'une aventure à l'autre : plusieurs séquences montrent Antoine en pleine course dans les rues de Paris, naviguant entre voitures et piétons.

Pourtant, si le jeune Doinel nous divertit par son inexpérience et son inadaptation, le film regarde toujours son héros avec bienveillance et nostalgie. La dimension romantique du personnage de Doinel est évidente: jeune homme inexpérimenté et sans le sous, un brin rêveur et poète à ses heures, Antoine semble tout droit sorti d'un roman balzacien. Au début du film, heureux hasard, notre héros lit d'ailleurs Le Lys dans la vallée. En outre, le décor du film est celui d'un Paris de carte postale où la Tour Eiffel apparaît au coin de chaque rue et où les étroites fenêtres des chambres de bonnes offrent immanquablement une vue sur le Sacré-Coeur. « Que reste-t-il de nos amours? » : cette chanson de Charles Trénet qui accompagne l'ouverture de Baisers volés semble jouer comme une clé pour la compréhension du film. Cet air ressuscite en effet pour un instant une période révolue, celle d'une jeunesse insouciante et indécise. Et, c'est précisément cette ère passagère des amours volages que met en scène François Truffaut. Baisers volés narre, non sans une pointe de nostalgie, les débuts dans la vie d'adulte d'un éternel adolescent. D'où cette légèreté extrême du film et sa joyeuse spontanéité, nourrie d’improvisation.

Les aventures picaresques d’Antoine débouchent pourtant sur un enseignement véritable. Baisers volés relève en effet tout autant du roman d'apprentissage que d'une éducation sentimentale. Chacune des femmes que rencontre Antoine lui enseigne quelque chose des rudiments de l'amour et des fondamentaux de la vie de couple. Si Christine Darbon semble promise à Antoine dès les premières scènes de Baisers volés, notre jeune héros ira par deux fois trouver réconfort dans les bras d’une prostituée, couchera avec une femme mariée, croisera le chemin de son « ex » puis emboîtera le pas à une (très) grande blonde... Réelles ou fantasmées, fidèles ou adultères, les femmes sont partout dans Baisers volés, de même que les incarnations de l’amour et de ses complications : une jeune fille harcelée par son collègue, un mari trompé, une épouse volage....


Dans ce qui reste sans doute la scène la plus fameuse du film, Antoine, tiraillé entre son affection pour Christine et sa passion pour Mme Tabard, se surprend à répéter le nom de l’une et l’autre, face à la glace : « Christine Darbon… Fabienne Tabard… ». A la manière d’un exercice de prononciation, notre héros fait ses gammes amoureuses avant de se nommer lui-même, à plusieurs reprises : « Antoine Doinel, Antoine Doinel… ». Ne sachant dire qui il aime, notre héros peine à savoir qui il est. Déboussolé, il est à ce point troublé qu’il donnera du « Monsieur » à Madame Tabard au moment où celle-ci succombera à ses charmes.

Au sortir du film, Antoine et Christine concrétisent leur union à la faveur d’un hasard provoqué : la jeune fille a saboté son téléviseur pour faire venir chez elle Antoine, devenu réparateur. Faisant preuve d’une conscience professionnelle qui lui fait pourtant si souvent défaut, le jeune Doinel veille à mettre en route son compteur de facturation avant d’aller rejoindre Christine au lit... Le lendemain, dans un parc, un inconnu surgit devant le couple et déclare sa flamme à Christine, laquelle conclut : « il est complètement fou ce type-là». La jeune femme rejette ainsi un soupirant passionné pour lui préférer Antoine, un homme qu’elle espère plus constant. Pourtant, au jeu des amants modèles, Antoine Doinel fait figure d'imposteur, se jetant dans les bras de Christine par accident plus que par choix. Une scène finale magistrale qui porte déjà en germe les déboires futurs d’Antoine Doinel, tels que Truffaut les filmera dans Domicile conjugale et L’Amour en fuite.

29 mars 2010

Nine ? Nein !


Article publié dans la revue Cine qua non d'avril 2010.



Adaptation pour l’écran du musical de Broadway (lequel s’inspirait du 8 ½ de Fellini), Nine narre les déboires d'un réalisateur à succès. A quelques jours du tournage de son nouveau film, Guido, cinéaste au sommet de sa gloire, vacille : il a perdu son inspiration et sa superbe. L'esprit envahi par le doute, Guido voit toutes les femmes qu'il a aimées venir défiler autour de lui.

Transposer un film de Fellini en musical : le pari osé avait été couronné de succès au début des années 80 sur les planches de Broadway. Trente ans plus tard, Rob Marshall  tente le passage de la scène à l’écran, et là : non de non ! Nein ! Nine ne passe pas. Ratage exemplaire, le film enchaîne les séquences comme on accumule des erreurs. Autopsie d’un musical assassiné.

Comment disséquer ce machin ? Par où commencer ? Peut-être par le scénario, pas brillant-brillant. Chez Fellini, l’intrigue n'était qu’une excuse pour pénétrer l'intérieur des personnages, faisant figure de modèle en matière de déstructuration du récit. Dans Nine, Rob Marshall s’attache au contraire scrupuleusement à sa petite histoire débile, et passe à côté du vrai sujet de 8 ½ : filmer le doute et l’impuissance d’un cinéaste.

Outre l’intrigue, il faut évidemment évoquer le casting, éblouissant, pour ne pas dire « m’as-tu vu ?». Oui mais, la condition « ciné » qua non pour que cela fonctionne dans un Musical, c’est que les acteurs sachent chanter et danser. Un détail qui avait déjà échappé à Rob Marshall lors du tournage de Chicago et qui une fois encore saborde le film : talentueux acteur de cinéma, Daniel Day-Lewis fait ici peine à voir, naviguant maladroitement entre ses girls, avec la grâce d’un camionneur : c’est simplement pathétique. Quant au ballet de ces dames, il est très peu convaincant, se résumant à un défilé de lingerie. Les chorégraphies sont toutes à la fois vulgaires et ineptes. Quant à la dimension sexy des numéros, elle est traitée au bulldozer par Rob Marshall. La mise en scène tape-à-l’œil réduit en effet le film à une série de (mauvais) clips RnB  : et « hop » je passe de la couleur au noir et blanc, et « wiizzz », je jette la caméra en l'air et je la rattrape, et « tac tac tac », je balance un montage à vous provoquer une crise épiletptique… Ok, Rob, mais pour dire quoi ?


Les tableaux musicaux, probablement les plus laids et ennuyeux de tout l'histoire du genre, déploient une telle vulgarité que l'on finit par éprouver une certaine compassion pour toutes ces magnifique actrices filmées à la truelle. La frenchy Marion Cottillard, dans le rôle de la femme trompée, est à peu près la seule à s’en sortir même si elle aussi finira le film en string dentelle et bas résille, au milieu de mâles en rut, le tout dans un décor de bordel. Pas de raison qu'elle ne passe pas elle aussi à la casserole...

Enfin, le coup de grâce est porté au spectateur par Maury Yeston. Le compositeur du musical a voulu réinventer ses partitions à l'occasion du tournage : dommage, il eût été inspiré de ne pas y toucher. La bande originale, devenue répétitive et criarde, enchaîne des thèmes qui se ressemblent tous. Ni plus ni moins qu'une mauvaise soupe pop pour bar lounge branché. Comment atteindre un tel niveau de vacuité et de laideur ? C'est à croire que Rob Marshall l'a fait exprès...

11 mars 2010

Shutter Island : Di Caprio, les nerfs à vif...


Un film américain de Martin Scorsese. 2h17.
Sortie en salle : 24 février 2010.

Article publié dans la revue Cine qua non de mars 2010.


En 1954, le marshal Teddy Daniels (Leonardo di Caprio) embarque avec son co-équipier pour l’île de Shutter Island. Les deux inspecteurs viennent enquêter au sein d’un hôpital psychiatrique ultra-sécurisé où sont internés de dangereux criminels. Rachel Solando, l’une des patientes, s’est en effet littéralement évaporée : sa cellule a été retrouvée vide, bien que fermée de l’intérieur. Comment expliquer cette évasion défiant les lois de la rationalité ? A peine Teddy Daniels s’est-il engagé dans son enquête qu’il se heurte à la résistance des autorités médicales, peu disposées à coopérer. Que diable se passe-t-il donc au sein du mystérieux hôpital de Shutter Island ?

Au premier abord, l’on s’étonne que Martin Scorsese se soit intéressé à Shutter Island, roman à succès de Dennis Lehane (également auteur de Mystic river). L’intrigue du livre est certes diablement malicieuse mais elle rappelle moins l'univers de Scorsese que les scénarii à twist qui ont fait les beaux jours de Night Shyamalan. Passé notre surprise, force est de constater que Shutter Island, projet atypique et inattendu, explore pourtant toutes les thématiques qui font le cinéma de Scorsese, à savoir le questionnement sur la folie et la violence, la culpabilité et le rachat.

Mais si Shutter Island nous surprend sur le fond, la construction du récit et son rythme nous étonnent également : le film débute en effet comme un thriller scorsesien « classique » mais très vite bifurque vers des chemins inconnus. Difficile d’en dire plus : on risquerait de déflorer le sujet. Car ce qui fait précisément la force de ce film, c’est sa capacité à nous plonger dans l’état d’inconfort du Marshal Teddy Daniels, lequel peine à démêler le vrai du faux, la vérité du rêve et les souvenirs de la projection fantasmatique. C’est que le réalisateur ne donne jamais au spectateur la possibilité d’en savoir plus sur l’intrigue que le personnage principal (un Leonardo Di Caprio toujours plus étonnant, à l’occasion de sa quatrième collaboration avec Scorsese). Le spectateur éprouve ainsi un malaise tenace, le film prenant rapidement l’allure d’un cauchemar éveillé, et pour cause : Shutter Island conjugue l’univers oppressant d’un asile psychiatrique à celui d’une prison sombre et insalubre. L’action se déroule de surcroît au sein d’un lieu clos et isolé alors que, dehors, la tempête et la mer se déchaînent.


L’atmosphère suffocante du film est également renforcée par l’imaginaire gothique qui a visiblement servi de source d'inspiration pour la création des décors et des costumes tout à la fois somptueux et terrifiants. De même, les prisonniers de l'île, dévoilant des visages mutilés et édentés, sont des incarnations proprement cauchemardesques de la démence. Ces représentations gothiques débouchent sur une figuration de la folie particulièrement saisissante, confinant à l’horreur. La visite d’un cimetière sous des trompes d’eau, l’exploration des couloirs d’une prison labyrinthique (…) : autant de morceaux de bravoure cinématographique qui s’enchaînent à l’écran, Martin Scorsese rendant au passage des gages à ses Maîtres (Kubrick et Hitchcock en tête). Le style flamboyant et emphatique de la mise en scène produit des effets de suspense et d’angoisse particulièrement efficaces même si ceux-ci aboutissent ponctuellement à une mise à distance du spectateur. A plusieurs reprises, la saturation d’effets (cadrage, montage, jeu des acteurs, musique…) produisent un résultat particulièrement baroque qui prête presque à sourire. La conclusion de Shutter Island valide pourtant a posteriori ce parti pris du "too much" : la grandiloquence ponctuelle de la mise en scène ne constitue ni plus ni moins que l’une des pièces du gigantesque piège que tend Martin Scorsese au spectateur. Reste néanmoins que la mise en image des cauchemars et de souvenirs de Teddy Daniels, souvent longue, empesée et visuellement détonnante, déçoit par rapport au reste du film. Quant à la bande originale, à la frontière du style pompier, elle manque singulièrement de subtilité.

Passées ces quelques réserves, il faut bien peser la toute première importance de ce film atypique dans la filmographie de Martin Scorsese. Oeuvre foisonnante et visuellement passionnante, Shutter Island offre au spectateur de vivre une expérience sensorielle étourdissante et inédite, celle d’une progressive perte des repères et d’un plongeon vertigineux dans l’univers de la folie.

03 février 2010

Vincere : la soif du mâle

Vincere, film italien de Marco Bellochio. 1h58.
Sortie sur les écrans le 25 novembre 2009.

Article publié dans la revue Cine qua non de février 2010.


En Italie, au début du vingtième siècle, la riche Ida Dalser donne son coeur, son corps puis son consentement et sa fortune au jeune et fringuant Benito Mussolini. De cette union naîtra un enfant, Benito Albino, presque immédiatement renié par son père avant d'être sacrifié, comme Ida Dasler, sur l'autel de l'ambition politique et de l'idéal fasciste. Pendant près de deux heures, Vincere narre ainsi la lente descente aux enfers d'Ida concomitante à l'ascension du Duce.

Dissipons immédiatement tout malentendu : Vincere n'a rien d'un biopic sur Mussolini. Il est d'abord l'histoire tragique d'une femme et d'une passion. Exit donc les reconstitutions à l'écran de la marche sur Rome et des grandes dates de l'Italie fasciste. Ici, le règne du Duce est essentiellement effleuré, traité par des raccourcis saisissants, à l'image d'un buste en bronze de Mussolini qui se trouve soudain écrasé par une presse : ce plan simple, efficace et percutant figure à lui seul, et avec une puissante économie de moyens, la chute du Duce. Survolée, la grande histoire n'est pourtant pas absente du film, et pour cause : la puissance émotionnelle de Vincere naît d'abord de la dimension authentique et véridique du cauchemar d'Ida. Et ce n'est pas le moindre des mérites de Vincere que d'exhumer cette petite histoire longtemps restée enfouie au coeur de la grande.


En outre, Vincere porte bien son nom : la rage de vaincre et la violence d'un vouloir exacerbé innervent tout le film. Une scène d'amour liminaire entre Ida et le Duce annonce clairement la couleur: la jeune femme, allongée sur un lit, paupières closes, s'abandonne à son amant. Celui-ci, bien au contraire, a les yeux grands ouverts, regardant droit devant lui d’un air déterminé, l’esprit visiblement moins occupé par les délices de la chair que par le froid calcul de ce que ceux-ci lui rapporteront. Un vouloir impétueux qui est aussi et surtout celui d'Ida. Par amour, elle tentera toute sa vie de reconquérir Mussolini, faisant fi des enfermements répétés qu’elle subit et qui sont directement ordonnés par son ancien amant. Ida considère ces outrages comme des mises à l'épreuve. Egoïstement, elle veut reconquérir sa place, celle d'une femme influente mariée à un grand leader, fût-il fasciste et sanguinaire. Et, là encore, Vincere tire sa beauté et son originalité de cet incroyable projet, celui de nous faire aimer une femme, certes victime du Duce, mais prête à tout. Ida n’est pas une égérie contestataire, encore moins une résistante. Son courage n'a d'égal que son envie de vaincre. Elle est une victime qui rêve de rejoindre les bourreaux.

Si Vincere est un film audacieux dans son sujet, il l'est tout autant par sa forme, Bellochio exhibant des choix de mise en scène radicaux mais particulièrement opérants. Première et belle idée, celle de n'incarner Mussolini à l'écran que lors de sa phase de conquête du pouvoir. Une fois à la tête de l'Italie, le Duce n'apparaît plus dans le film que par le biais de véritables images d'archives. Mussolini, devenu icône, appartient désormais à l'histoire ; il n'est plus littéralement et visuellement qu'une image projetée. Second parti pris intéressant, le montage de Vincere alterne habillement scènes intimistes et séquences de foules. Par d’incessants allers-retours entre petite et grande histoire, le film conjugue ainsi le souffle épique d’une fresque historique en costumes à la retenue d'un drame en huis clos. Cette dynamique interne rend Vincere parfaitement déchirant : rien qui ne soit figé, passé ou posé dans le récit, bien au contraire. Le film explore en outre une veine parfois très lyrique, à travers des séquences d’une puissance pathétique indéniable. La séquence où, sous une averse de flocons, Ida, en robe de nuit, s'agrippe aux barreaux d'un hôpital psychiatrique, hurlant qu'elle est l'épouse légitime du Duce, en est un exemple poignant. Plus tard, l’on verra aussi une bouteille jetée à la mer par une femme qui, ayant perdu tout espoir, n'y glisse aucun message d’appel à l’aide. Cela pourrait être grandiloquent, c’est simplement bouleversant.


Le goût des images percutantes, on le retrouve partout dans Vincere. C’est que le média cinématographique est lui-même omniprésent à l’écran. En effet, Bellochio campe de nombreuses scènes de Vincere dans des cinémas de quartier. Dans ces salles, on y verra d’abord les actualités d’époques, rapidement remplacées par les films de propagande fasciste et les discours de Mussolini. Enfin, au sortir du film, un petit cinéma de plein air projettera aux malades d’un hôpital psychiatrique un film, un vrai : The Kid de Charlie Chaplin. Le cinéma, un média pour témoigner du réel tout autant que pour véhiculer des messages populistes. La salle obscure, un lieu salvateur enfin, où l’art peut porter très hautes les valeurs humanistes.

Servie par de magnifiques prestations d’acteurs, Vincere est une oeuvre ambitieuse, toute à la fois culottée et maîtrisée, dont on sort totalement conquis…. pour ne pas dire vaincu. Avec une mise en scène raffinée, lyrique, mais jamais tape à l'oeil, Bellochio signe ici plus qu'un film : par sa (re)tenue, Vincere a déjà toute la superbe de ce que l'on nomme « un classique ».

15 janvier 2010

Tetro : (God)father and son.

Tetro Film américain de Francis Ford Coppola. 
Durée : 2h07. Sortie au cinéma le 23 décembre 2009. 

Article publié dans la revue Cine qua non de janvier2010.


Bennie, à l'aube de ses dix-huit ans arrive à Buenos Aires, bien décidé à mieux connaître son frère aîné, Tetro. Ce dernier a en effet rompu depuis bien longtemps tout lien avec sa famille. Exilé en Argentine, il écrit sans conviction des bribes de pièces et joue à l'occasion les régisseurs pour un petit théâtre de quartier. Passées les retrouvailles glaciales entre les deux frères, Bennie gagne le coeur de Tetro et pénètre petit à petit son intimité. 

Assurément, point n'est besoin d'aimer le cinéma de Coppola pour être conquis par la grâce de Tetro, et pour cause : ce film n'a que peu à voir avec les productions d'antan du réalisateur (Le Parrain, Apocalypse now, Dracula). Cette fois, le budget est serré, l'équipe technique réduite et le sujet très personnel. A l'âge de 70 ans, Coppola se réinvente en quelques sorte, à travers ce film à forte connotation autobiographique : le cinéaste avait un frère aîné qu'il admirait beaucoup et un père distant qu'il vénérait. Cette configuration familiale est à la base de l'intrigue de Tetro. Difficile d'en dire plus; on risquerait de déflorer le sujet. 

Et précisement, la force de Tetro réside d'abord dans sa façon de prendre le spectateur par surprise. Le film débute en effet sur une histoire familiale presque anodine. Tout commence en mode mineur, presque en huis-clos, dans un noir et blanc soigné. On s’amuse un peu et on prend son temps : bref, on est en roue libre en Argentine. Pas pour longtemps : voici notre curiosité titillée par Tetro, cet homme massif et mystérieux. A l'instar de Bennie, on se prend au jeu de piste d'un film qui tente de reconstituer une vie à travers des bribes de romans, quelques lettres ou une photo. C'est à ce moment que Coppola impose à son film un premier changement de régime : des flashbacks viennent larder l'intrigue. Puis, c'est au tour des fantasmes, des rêves et autres mises en scène symboliques de déferler sur l’écran. Voilà bien la politesse de Tetro : celle de de dessiner un itinéraire déroutant et personnel dont seul Coppola connaît le point d'arrivée. Le film nous submerge peu à peu et nous emporte jusqu’à son final opératique, un dernier quart sans doute un peu trop démonstratif où les intentions de Coppola s'affichent davantage et forcent la signification de l'intrigue : le prix à payer pour que le cinéaste opère là sa dernière pirouette et place définitivement son histoire de famille sur le plan symbolique d’une réflexion sur l’histoire du cinéma. 


Car, que nous raconte exactement Tetro, que nous montre-t-il ? Le film s'ouvre sur le gros plan d'une ampoule autour de laquelle s'affole une mouche fascinée tout autant qu'effrayée par l'intensité de la  lumière. Et précisément, Tetro, fils d'un chef d'orchestre prestigieux, a préféré l'anonymat à la notoriété : il a fui le confort familial, a changé de nom et a tu son passé... Son emploi d'éclairagiste pour un théâtre de quartier est particulièrement signifiant du choix de Tetro. Pour lui, pas question de vivre sous les feux de la rampe. Il préfère rester tapi dans l'ombre et diriger les projecteurs sur les acteurs plutôt que sur lui-même. Héros de l'ombre, Tetro fuit la lumière, le trop plein de succès qui aveugle, à l'image d'une ampoule, des phares d'une voiture ou du gyrophare d'un camion de pompiers. Lumière et contre-jour. Succès ou anonymat. Vérité ou mensonge. Tetro nous interroge : vaut-il mieux parler ou se taire ? Filmer ou être filmé ?

Tour à tour froid, violent et tendre, le personnage de Tetro hante le film de bout en bout et rejoint immédiatement le panthéon des grandes héros masculins du cinéma de Coppola. Pour incarner cette figure mystérieuse et ambigüe, le cinéaste a la brillante idée de faire appel à Vincent Gallo, réalisateur sous-estimé et acteur trop souvent absent des écrans. C'est peu de dire que le film doit beaucoup à l'interprétation à fleur de peau de cet acteur d'exception; Vincent Gallo confirme ici qu’il est  aujourd'hui une relève sérieuse aux Pacino et De Niro d'antan. 

Au final, Tetro surprend par l'insistance avec laquelle Coppola se présente ici sous le jour d'un jeune cinéaste, d'un humble apprenti, héritier de ses aînés. A l'âge d'être grand-père, le parrain d'Hollywood s'affiche comme un fils, avec cette oeuvre aux allures de premier film. Une renaissance, on vous le disait !

03 janvier 2010

Avatar, l'au-delà du cinéma.

Avatar , film américain de James Cameron. 
Sortie le 16 décembre 2009. 2h40.

Article publié dans la revue Cine qua non de janvier 2010.


Nous sommes en 2154 sur Pandora, planète lointaine à la nature luxuriante. Les humains se sont installés sur cette terre hostile pour y exploiter un précieux minerai, faisant au passage bien peu de cas des Na'vi, grandes créatures bleues qui peuplent Pandora.

Comment retourner derrière la caméra après le phénomène Titanic, le film de tous les records ? Pas moins de dix années ont passé avant que James Cameron ne revienne avec Avatar, projet à l'ambition démesurée, pour ne pas dire « titanesque ». Hélas, ce qui fait le plus grand tort au nouveau film de James Cameron, ce sont moins les limites intrinsèques de ce projet que la promotion et le rouleau compresseur marketing qui entourent sa sortie écrasante sur les écrans. Depuis des mois, on nous annonçait l'événement Avatar. Mais à trop créer l'attente et à jouer les fiers à bras en claironnant peu ou prou que «James Cameron va  révolutionner le cinéma », ce qui doit arriver advient : on sort au final un peu déçu de l'expérience Avatar. On attendait la lune, il faudra se contenter de Pandora. Et, ce n'est déjà pas si mal.

Car, entendons-nous bien: le film de James Cameron tient toutes ses promesses en termes de divertissement et de grand spectacle. Son imaginaire coloré est particulièrement impressionnant, de même que sa 3D saisissante et ses effets de caméra absolument étourdissants. On aurait tort de négliger les prouesses numériques déployées par le film car c'est depuis toujours l'un des moteurs de la création pour le cinéaste. Film après film, d'Abyss à Terminator, de Titanic à Avatar, James Cameron revient à chaque fois avec l'ambition de repousser les limites de la technique. Ici, la technologie numérique atteint un sommet rarement (jamais ?) vu, offrant ainsi au film une fluidité visuelle, une ampleur et une liberté tout à fait jubilatoires pour le spectateur. Les nombreuses scènes d'action se révèlent toutes éminemment spectaculaires. D'une efficacité telle d'ailleurs que la soif de prouesses visuelles l'emporte parfois sur la narration, de telle sorte que le film se perd à plusieurs reprises dans des péripéties dictées par le goût de l'épate plus que par les nécessités du récit. L'interminable scène de guerre finale en est un flagrant exemple mais n'est pas hélas un cas isolé.

Voici donc la limite du projet de James Cameron : dans Avatar, les tours de force technologiques font enfler le versant spectaculaire du film au détriment de l'intrigue, sacrifiant clairement le fond et la narration sur l'autel de la forme. Aussi le film ne peine-t-il pas à faire sursauter le spectateur mais bien plus à l'émouvoir. La débauche de moyens et l'imaginaire étonnant de Pandora accouchent d'une intrigue qui se résume ni plus ni moins à celle de Pocahontas. Et, si le scénario a la bonne idée d'effectuer une inversion de point de vue intéressante, proposant au spectateur de s'identifier aux Na'vi plutôt qu'aux humains, pour le reste, la révolution est à l'écran, pas dans le scénario : les personnages sont réduits à une galerie d'archétypes bien connus (la gentille scientifique, le méchant militaire, l'oie blanche....), les ficelles de l'intrigue sont elles-aussi aussi rebattues et les thèmes éculés du « droit à la différence » et « du respect des minorités » ne bénéficient pas ici d'un traitement bien original. Plus gênant, par ses références multiples et explicites à l'Histoire américaine (le massacre des indiens, la guerre au Vietnam, l'invasion de l'Irak, la chute des tours jumelles... rien que ça !), le film ne gagne pas en épaisseur mais en confusion. Faute de vraiment dénoncer quelque chose, il peine en effet à signifier quoique ce soit. Le propos du film se noie ainsi dans une mare de bons sentiments consensuels mâtinés d'utopie écologiste. Mais, on l'aura compris, ici, le fond importe peu.

Avatar n'est certes pas le film révolutionnaire qu'on nous annonçait. Il n'est pas non plus le meilleur film qu'ait réalisé James Cameron. Pour autant, il ne faut pas nier que l'ambition formelle d'Avatar et sa dimension éminemment spectaculaire procurent un réel plaisir que les spectateurs auraient tort de bouder. Au final, c'est pour ses limites qu'Avatar pourrait faire date dans l'histoire du cinéma, et pour cause : le film ouvre grandes les portes d'un « au-delà du cinéma », celui d'un art avatar pétri de spectaculaire, relevant dorénavant plus du jeu vidéo ou de l'attraction à sensation que du septième Art.